Page:Emile Zola - Le Docteur Pascal.djvu/188

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invraisemblable… Cependant, je croyais que le monde ne s’arrête pas à la sensation, qu’il y a tout un monde inconnu dont il faut tenir compte ; et cela, maître, je le crois encore, c’est l’idée de l’au-delà, que le bonheur même, enfin trouvé à ton cou, n’effacera pas… Mais ce besoin du bonheur, ce besoin d’être heureuse tout de suite, d’avoir une certitude, comme j’en ai souffert ! Si j’allais à l’église, c’était qu’il me manquait quelque chose et que je le cherchais. Mon angoisse était faite de cette irrésistible envie de combler mon désir… Tu te souviens de ce que tu appelais mon éternelle soif d’illusion et de mensonge. Une nuit, sur l’aire, par un grand ciel étoilé, tu te souviens ? J’avais l’horreur de ta science, je m’irritais contre les ruines dont elle sème le sol, je détournais les yeux des plaies effroyables qu’elle découvre. Et je voulais, maître, t’emmener dans une solitude, tous les deux ignorés, loin du monde, pour vivre en Dieu… Ah ! quel tourment, d’avoir soif, et de se débattre, et de n’être point contentée !

Doucement, sans une parole, il la baisa sur les deux yeux.

— Puis, maître, tu te souviens encore, continua-t-elle de sa voix légère comme un souffle, ce fut le grand choc moral, par la nuit d’orage, lorsque tu me donnas cette terrible leçon de vie, en vidant tes dossiers devant moi. Tu me l’avais dit déjà : « Connais la vie, aime-la, vis-la telle qu’elle doit être vécue. » Mais quel effroyable et vaste fleuve, roulant tout à une mer humaine, qu’il grossit sans cesse pour l’avenir inconnu !… Et, vois-tu, maître, le sourd travail, en moi, est parti de là. C’est de là qu’est née, en mon cœur et en ma chair, la force amère de la réalité. D’abord, je suis restée comme anéantie, tant le coup était rude. Je ne me retrouvais pas, je gardais le silence, parce que je n’avais rien de net à dire.