Page:Emile Zola - Le Docteur Pascal.djvu/74

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— Tante Dide, c’est nous qui avons voulu vous voir… Vous ne me reconnaissez donc pas ? Votre petite-fille qui vient parfois vous embrasser.

Mais la folle ne parut pas entendre. Ses regards ne quittaient point l’enfant, dont les ciseaux achevaient de découper une image, un roi de pourpre au manteau d’or.

— Voyons, maman, dit à son tour Macquart, ne fais pas la bête. Tu peux bien nous regarder. Voilà un monsieur, un petit-fils à toi, qui arrive de Paris exprès.

À cette voix, Tante Dide finit par tourner la tête. Elle promena lentement ses yeux vides et clairs sur eux tous, puis elle les ramena sur Charles et retomba dans sa contemplation. Personne ne parlait plus.

— Depuis le terrible choc qu’elle a reçu, expliqua enfin Pascal à voix basse, elle est ainsi : toute intelligence, tout souvenir paraît aboli en elle. Le plus souvent, elle se tait ; parfois, elle a un flot bégayé de paroles indistinctes. Elle rit, elle pleure sans motif, elle est une chose que rien n’affecte… Et, pourtant, je n’oserais dire que la nuit soit absolue, que des souvenirs ne restent pas emmagasinés au fond… Ah ! la pauvre vieille mère, comme je la plains, si elle n’en est pas encore à l’anéantissement final ! À quoi peut-elle penser, depuis vingt et un ans, si elle se souvient ?

D’un geste, il écarta ce passé affreux, qu’il connaissait. Il la revoyait jeune, grande créature mince et pâle, aux yeux effarés, veuve tout de suite de Rougon, du lourd jardinier qu’elle avait voulu pour mari, se jetant avant la fin de son deuil aux bras du contrebandier Macquart, qu’elle aimait d’un amour de louve et qu’elle n’épousait même pas. Elle avait ainsi vécu quinze ans, avec un enfant légitime et deux bâtards, au milieu du vacarme et du caprice, disparaissant pendant des semaines, revenant meurtrie, les bras noirs. Puis, Macquart était mort d’un