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LES ROUGON-MACQUART.

tu aies emprunté plus d’une fois les bottes de Théodore !

Autour de lui, aux sept ou huit tables du petit café, des bourgeois avec leurs dames ouvraient des yeux énormes ; il y avait surtout, à la table voisine, une famille, le père, la mère et trois enfants, qui l’écoutaient, d’un air profondément intéressé. Lui, se gonflait, ravi d’avoir un public. Il promena lentement un regard sur les consommateurs, et dit très-haut, en se rasseyant :

— Rougon ! c’est moi qui l’ai fait !

Madame Correur ayant tenté de l’interrompre, il la prit à témoin. Elle savait bien tout, elle ! Ça s’était passé chez elle, rue Vanneau, hôtel Vanneau. Elle ne démentirait peut-être pas qu’il lui avait prêté ses bottes vingt fois, pour aller chez des gens comme il faut se mêler à un tas de trafics, auxquels personne ne comprenait rien. Rougon, dans ce temps-là, n’avait qu’une paire de vieilles savates éculées, dont un chiffonnier n’aurait pas voulu. Et, se penchant d’un air victorieux vers la table voisine, mêlant la famille à la conversation, il s’écria :

— Parbleu ! elle ne dira pas non. C’est elle, à Paris, qui lui a payé sa première paire de bottes neuves.

Madame Correur tourna sa chaise, pour ne plus paraître faire partie de la société de Gilquin. Les Charbonnel restaient tout pâles de la façon dont ils entendaient traiter un homme qui devait leur mettre en poche cinq cent mille francs. Mais Gilquin était lancé, il raconta, avec des détails interminables, les commencements de Rougon. Lui, se disait philosophe ; il riait maintenant, il prenait à partie les consommateurs les uns après les autres, fumant, crachant, buvant, leur expliquant qu’il était accoutumé à l’ingratitude des hommes ; il lui suffisait d’avoir sa propre estime. Et il répétait qu’il avait fait Rougon. À cette époque, il voyageait pour la par-