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LES ROUGON-MACQUART.

prêt, attendre simplement un signe de son maître pour reprendre « le fardeau du pouvoir » ; mais il ajoutait qu’il ne tenterait pas une seule démarche qui pût provoquer ce signe. En effet, il semblait mettre un soin jaloux à rester à l’écart. Dans le silence des premières années de l’empire, au milieu de cette étrange stupeur faite d’épouvante et de lassitude, il entendait monter un sourd réveil. Et comme espoir suprême, il comptait sur quelque catastrophe qui le rendrait brusquement nécessaire. Il était l’homme des situations graves, « l’homme aux grosses pattes », selon le mot de M. de Marsy.

Le dimanche et le jeudi, la maison de la rue Marbeuf s’ouvrait aux intimes. On venait causer dans le grand salon rouge, jusqu’à dix heures et demie, heure à laquelle Rougon mettait ses amis impitoyablement à la porte ; il disait que les longues veillées encrassent le cerveau. Madame Rougon, à dix heures précises, servait elle-même le thé, en ménagère attentive aux moindres détails. Il n’y avait que deux assiettes de petits fours, auxquelles personne ne touchait.

Le jeudi de juillet qui suivit, cette année-là, les élections générales, toute la bande se trouvait réunie dans le salon, dès huit heures. Ces dames, madame Bouchard, madame Charbonnel, madame Correur, assises près d’une fenêtre ouverte, pour respirer les rares bouffées d’air venues de l’étroit jardin, formaient un rond, au milieu duquel M. d’Escorailles racontait ses fredaines de Plassans, lorsqu’il allait passer douze heures à Monaco, sous le prétexte d’une partie de chasse, chez un ami. Madame Rougon, en noir, à demi cachée derrière un rideau, n’écoutait pas, se levait doucement, disparaissait pendant des quarts d’heure entiers. Il y avait encore avec les dames M. Charbonnel, posé au bord d’un fauteuil, stupéfait d’entendre un jeune homme comme il