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LES ROUGON-MACQUART.

— Cinq francs.

Lorsqu’elle eut jeté la pièce dans l’aumônière, elle présenta de nouveau la main, en disant plaisamment :

— Et vous ne donnez rien pour la fille ?

Il chercha, trouva deux sous qu’il lui mit dans la main. Ce fut sa brutalité, la seule vengeance que sa rudesse de parvenu sut inventer. Elle rougit, malgré son grand aplomb. Mais elle reprit sa hauteur de déesse. Elle s’en alla, saluant, laissant tomber de ses lèvres :

— Merci, Excellence.

Rougon n’osa pas se mettre debout tout de suite. Il avait les jambes molles, il craignait de fléchir, et il voulait se retirer comme il était venu, solide, la face calme. Il redoutait surtout de passer devant ses anciens familiers, dont les cous tendus, les oreilles élargies, les yeux braqués n’avaient pas perdu un seul incident de la scène. Il promena ses regards quelques minutes encore, jouant l’indifférence. Il songeait. Un nouvel acte de sa vie politique était donc fini. Il tombait, miné, rongé, dévoré par sa bande. Ses fortes épaules craquaient sous les responsabilités, sous les sottises et les vilenies qu’il avait prises à son compte, par une forfanterie de gros homme, un besoin d’être un chef redouté et généreux. Ses muscles de taureau rendaient simplement sa chute plus retentissante, l’écroulement de sa coterie plus vaste. Les conditions mêmes du pouvoir, la nécessité d’avoir derrière soi des appétits à satisfaire, de se maintenir grâce à l’abus de son crédit, avaient fatalement fait de la débâcle une question de temps. Et, à cette heure, il se rappelait le travail lent de sa bande, ces dents aiguës qui chaque jour mangeaient un peu de sa force. Ils étaient autour de lui ; ils lui grimpaient aux genoux, puis à la poitrine, puis à la gorge, jusqu’à l’étrangler ; ils lui avaient tout pris, ses pieds pour monter, ses