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d’un seul doit-elle l’emporter sur les volontés de tous ? Est-il dans chaque société un être privilégié qui soit dispensé d’être utile ? Le souverain est-il seul dégagé des liens qui unifient tous les autres ? Un homme peut-il lier tous les autres, sans leur tenir lui-même par aucun lien ?

4o. En admettant que l’autorité souveraine vient de la divinité, peut-on croire qu’un Dieu juste ait destiné des millions d’êtres de la même espèce à contribuer gratuitement au bonheur d’un seul d’entre eux ? Le ciel auroit-il condamné tous les peuples de la terre au travail, à l’indigence, aux larmes, pour repaître la vanité, les fantaisies, l’ambition d’un petit nombre d’hommes ou de familles qui les gouvernent ?

5o. De quelle nature peut être cette vertu divine communiquée aux monarques, qui rend leur autorité irrévocable, même aux yeux de ceux qui l’ont conférée ? Le droit divin prive-t-il une nation du droit naturel de se défendre, de se conserver, de repousser tout ennemi qui l’attaque ? Dieu donne-t-il au souverain le droit exclusif de l’offenser impunément ? Ôte-t-il aux nations le droit de veiller à leur sûreté.

6o. La possession d’un pouvoir injuste dans son origine, maintenu par la force, supporté par la foiblesse, est-elle un titre que la justice, la raison & la force ne puissent jamais détruire ?

7o. N’est-ce que pour commander que les monarques sont faits ? N’est-ce qu’à obéir que leurs sujets sont destinés ? Les hommes, en renonçant à l’usage d’une partie de leur liberté, de leur propriété, de leurs forces, n’ont-ils pas voulu retirer quelque fruit de leur complaisance ? En se soumettant à l’un d’entre eux, ont-ils prétendu s’interdire à jamais tous les moyens légitimes de travailler à leur propre bonheur ? Ont-ils voulu conférer à quelqu’un le droit de les rendre malheureux sans ressource ?

8o. Enfin supposera-t-on qu’une nation ait prétendu que son sort dépendît du caprice d’un seul homme qui, par ses passions, ses faiblesses ou ses folies, pût à chaque instant la conduire à sa ruine, sans que jamais il lui fût permis de mettre obstacle à ses projets ?

L’empereur Marc-Aurele eut assez de grandeur d’ame pour dire au préfet du prétoire : « Je vous donne cette épée pour me défendre, tant que je m’acquitterai fidèlement de mes devoirs ; mais elle doit servir à me punir, si j’oublie que je suis sur le trône pour faire le bonheur des romains ». Le lecteur ne s’avisera pas de prendre ces mots à la lettre : ils montrent seulement quelle idée Marc-Aurele avoit du pouvoir souverain, de son étendue, de sa nature & de son objet.

Distinction à faire entre le pouvoir absolu & le pouvoir arbitraire. Le pouvoir absolu qui est dans l’état n’est point un pouvoir arbitraire ; c’est l’ouvrage de la raison & de l’intelligence, & non un effet du caprice. Les gouvernemens furent établis par le droit de conquête, ou par la soumission volontaire des premiers hommes qui se donnèrent des chefs. Le droit de conquête ne devient légitime que lorsqu’il est suivi de l’acquiescement volontaire des peuples ; & les hommes ne se sont rassemblés en corps, & n’ont réuni leurs forces, que pour leur sûreté commune. Ont-ils pu s’associer, sans convenir expressément ou sans supposer tacitement que leurs maîtres les gouverneroient avec justice ? Le souverain le plus puissant n’a donc pas le droit d’user sans raison de son autorité. Dieu même ne l’a pas ce droit malheureux ; l’Être suprême est essentiellement juste, & le pouvoir de faire du mal est une vraie impuissance. Dire que l’intérêt public doit être la mesure des loix du monarque, c’est poser un principe incontestable ; il fait les bons rois. Croire que les souverains n’ont d’autre règle que leur volonté, c’est une erreur grossière ; elle fait les tyrans.

J’ai observé plus haut que tous les gouvernemens, même les républiques, ont besoin d’un pouvoir absolu ; ainsi le gouvernement de la république la plus libre est aussi absolu que celui d’une monarchie. Mais, dans une monarchie, la puissance du monarque est moins étendue que celle du corps de la nation qui gouverne dans les démocraties ; car le pouvoir de la république ne sauroit être limité, au lieu que celui du chef d’une monarchie peut l’être, & l’est toujours dans le droit.

Le pouvoir arbitraire ne connoît point de frein, & le pouvoir absolu est réglé par la raison & par les loix fondamentales de l’état : on l’appelle absolu, parce qu’il peut contraindre tous les membres de l’état, & qu’aucun de ces membres ne peut exercer sur lui la même force. Le pouvoir arbitraire imite l’élévation, l’indépendance & la force du pouvoir absolu ; & comme le pouvoir absolu se permet souvent les écarts du pouvoir arbitraire, on les confond quelquefois l’un & l’autre ; cependant ils ont des caractères distinctifs. 1o. Le pouvoir absolu ne détruit pas la liberté des sujets, & le pouvoir arbitraire la détruit entièrement. 2o. Sous le pouvoir absolu, la propriété des biens demeure inviolable, & elle est garantie par les loix ; on peut la faire valoir contre les magistrats, contre le roi même qui trouve bon qu’on l’assigne devant ses propres officiers ; mais, sous le pouvoir arbitraire, nulle propriété n’est à couvert de l’avidité du despote & de ses suppôts. 3o. Le pouvoir absolu ne dispose de la vie des sujets que selon l’ordre de justice qui y est établi, au lieu qu’un monarque ou des magistrats dont l’autorité est arbitraire se jouent de la vie des hommes. 4o. Enfin, c’est l’indépendance de la souveraineté absolue qui assure le pacte social, les loix fondamentales de l’état, les conventions