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trice. Si l’une ne peut rien faire de considérable sans l’autre, les ressorts de l’état se trouveront bien montés ; & si aucune des deux ne peut entreprendre de s’agrandir, elles seront toutes deux, réduites à ne s’occuper que du bien de l’état. Les anglois soutiennent que leur constitution a tous ces avantages, & qu’elle est par conséquent, le modèle le plus parfait des gouvernemens mixtes[1]. Si cette prétention n’est pas vaine, on n’a plus besoin de projets sur la manière de diviser la puissance suprême, de façon que toutes ses parties se tempèrent mutuellement. On peut dire avec Montesquieu : « Pour découvrir la liberté politique dans une constitution, il ne faut pas tant de peine. Si on peut la voir où elle est, si on l’y a trouvée, pourquoi la chercher ? » ; Esprit des loix, Liv. XI chap. 5.

ABUS dans l’administration, les sociétés & les gouvernemens. C’est en général tout acte contraire à l’ordre établi.

Le monde est rempli d’abus, & l’homme est né avec la malheureuse faculté d’abuser de tout. L’abus est aux deux extrémités du bien : au lieu de nous attacher constamment au bien qui se trouve au milieu, nous sommes sans cesse entraînés d’une extrêmité à l’autre. L’abus que les hommes ont fait de leur liberté naturelle, a donné naissance à la société politique ; ils ont abusé & ils abusent tous les jours de l’état de société, comme ils abusoient de l’état de nature. Les sociétés politiques ont pris différentes formes simples ou mixtes ; les hommes ont abusé des unes & des autres, & quelquefois même ils en ont d’autant plus abusé qu’elles étoient meilleures. L’abus des anciennes constitutions les a fait changer : on en a adopté de nouvelles que l’on jugeoit préférables ; l’abus a suivi de près la réforme. Il n’est aucune forme de gouvernement, aucune espèce d’administration, aucune institution, aucune loi, aucun réglement, aucune coutume qui n’ait été sujette à des abus plus ou moins funestes.

Ce seroit donc se tromper que de chercher ou de vouloir établir parmi les hommes une forme de gouvernement dont ils n’abusent pas. La plus parfaite est celle dont ils abuseront le moins, celle qui donnera le moins de prise à l’activité des passions humaines, ou celle qui trouvera en elle-même un remède sûr & prompt aux abus qu’elle pourra occasionner. Législateurs ou réformateurs du genre humain, n’espérez pas que votre sagesse garantiroit vos institutions de toute espèce d’abus ! Votre prévoyance, votre expérience, votre raison ne mettront point vos foibles établissemens à l’abri des attaques de l’ambition, de la cupidité, de la discorde, du luxe, & de cette disposition sourde & inhérente à la nature humaine, qui tend à tout dépraver. Mais parce que les hommes abusent des bonnes loix & des plus sages réglemens, ne vous lassez pas de leur présenter de bonnes loix & de sages réglemens. Voulez-vous sincèrement diminuer les abus politiques, que votre sage administration dirige toutes les passions, tous les intérêts vers le bien public. Que toutes vos institutions tendent à procurer aux hommes la justice, la sûreté, la liberté ; que nul intérêt particulier ne l’emporte sur l’intérêt de tous, ou plutôt que chacun trouve son intérêt dans celui de tous ; que la loi seule commande, & que le plus grand bien de chaque citoyen soit de lui obéir. Alors tous conspireront au bien général, parce que chacun sentira que le sien doit en résulter ; alors il y aura moins d’abus, parce qu’il sera du plus grand intérêt de tous qu’il n’y en ait point ; ceux que la fragilité humaine produira seront peu contagieux, & la réforme en sera plus aisée.

Notre dessein n’est pas de traiter ici de tous les abus qui se glissent dans les gouvernemens : nous aurons occasion d’en indiquer la plupart sous les mots qui leur seront propres. Nous nous bornons à parler ici de l’abus du pouvoir en général, de l’abus de la faveur & de l’abus de la liberté.

Abus du pouvoir : ses causes, ses effets, ses remèdes. Les princes sont de tous les hommes ceux que la vérité intèresse le plus, & ceux qui sont le moins à portée de l’entendre. Tout conspire à leur donner des idées fausses d’eux-mêmes, de leurs droits, de leur autorité, de leur puissance, de leur grandeur & de leurs sujets. Les nations seroient aussi heureuses qu’elles peuvent l’espérer, si, pour instruire leurs chefs, on prenoit la centième partie des peines & des précautions que l’on prend pour les tromper & les corrompre.

L’art de régner, le plus important de tous les arts, est le seul qu’on ait droit d’exercer, sans l’avoir jamais appris. Pour gouverner les hommes & décider de leur sort, il suffit communément d’être né ou de descendre d’une race particulière. Dans presque tous les pays, les peuples ont supposé que la naissance donnoit les talens & les vertus qui rendent un homme digne de commander aux autres, & capable de faire leur bonheur ; & faut-il être surpris si l’on a vu peu de bons princes ? L’histoire peint plus souvent les rois commet ils auroient dû être que comme ils ont été. L’individu qui vit avec ses égaux, a des idées de justice, connoît ce qu’il doit aux autres, se sent intéressé à leur plaire, veut mériter leur affection & leur estime, est jaloux de sa réputation présente & de la mémoire qu’il laissera après lui ; mais ces sentimens peuvent-ils avoir la même force chez les hommes que le sort destine à gouverner les peuples ?

On a si grand soin de cacher aux princes ce qu’ils doivent à leurs sujets, de les laisser tellement

  1. Voyez l’article Angleterre.