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force de résister à ceux qui l’entourent, peut être aussi dangereux qu’un tyran.

Comment on peut prévenir l’abus du pouvoir.

C’est une expérience éternelle, dit l’auteur de l’Esprit des loix, liv. XI, chap. 4, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le diroit ! La vertu même a besoin de limites.

Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, continue Montesquieu, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ; c’est-à-dire, qu’il faut que, par la constitution ou les loix fondamentales de l’état, les pouvoirs remis, chacun en différentes mains, se tempèrent, se répriment, se balancent les uns les autres, & trouvent mutuellement un frein capable de les arrêter ; ils doivent se surveiller, & ne se réunir que pour concourir unanimement au bien de l’état. Mais si tous les pouvoirs sont dans une même main ; si la même personne ou le même corps de magistrature a toute la puissance souveraine ; s’il réunit la puissance législative & la puissance exécutrice, qui l’empêchera d’abuser de ce pouvoir absolu ? qui l’empêchera de faire des loix tyranniques pour les exécuter tyranniquement ? L’abus est encore bien plus à craindre, lorsque la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative & de l’exécutrice ; le juge alors législateur peut devenir oppresseur, par le vice même de la constitution, qui n’a point établi de force réprimante capable d’arrêter ses desseins tyranniques. Si, dans la plupart des états de l’Europe, le gouvernement est modéré, c’est à la répartition convenable &, à l’équilibre des pouvoirs qu’on en est redevable.

Abus de la confiance & de la faveur des rois. Les hommes, toujours aveugles, ne songent guères au temps où ils peuvent se trouver dans le malheur, & les grands oublient tous que leur grandeur peut cesser. Il semble que ce soit une espèce de malédiction attachée au pouvoir, que la vanité & l’entêtement ; comme s’il étoit possible & même facile de fixer l’inconstance de la fortune, & de s’assurer du bonheur durant un certain nombre d’années. D’après cette confiance insensée, ceux qui sont en place agissent quelquefois avec autant d’hardiesse & d’audace, que si leur autorité ne devoit jamais finir, & comme s’ils étoient sûrs de ne point éprouver de disgraces. On ne peut expliquer d’une autre manière la conduite de ces ministres qui travaillèrent à avilir & éluder les loix, à diminuer de plus en plus la liberté des peuples, & qui formèrent des plans de gouvernement arbitraire. Se seroient-ils permis des violences tyranniques, s’ils avoient réfléchi qu’ils partageroient peut-être un jour l’oppression commune ?

C’est aux princes à veiller sur l’abus de confiance de ceux qui les entourent. Henri IV découvrit, par ce moyen, une multitude de crimes, & il s’efforça de les réprimer ; malgré sa vigueur & son intelligence, il ne put les extirper tous ; ses courtisans lui en firent même établir de nouveaux. La méthode employée pour remplir les places vacantes dans les tribunaux étoit fort bonne. On tenoit un registre de tous les habiles avocats & jurisconsultes, & on en présentoit trois au roi qui en nommoit un. On lui conseilla de mépriser ces sortes de présentations : on lui dit qu’elles gênoient mal-à-propos l’exercice de sa royauté. Il le crut, & dès-lors les courtisans firent les recommandations, & ils ne manquerent pas de recommander celui qui leur donnoit le plus. Des hommes sans mérite remplirent les cours de judicature, & l’ignorance & la corruption souillèrent les siéges sacrés de la justice. Les juges qui avoient acheté leurs placés, firent voir aussi qu’ils estimoient moins les loix & la probité que l’argent. Le président de Thou se plaint de tous ces abus.

La plus grande infamie cesse d’être honteuse, dès qu’elle est devenue commune, & elle ne manque pas de devenir commune dès qu’elle est autorisée par la cour. Lorsque l’on ne rougit plus d’être vicieux, le vice s’établit, & la vertu est regardée comme une singularité bizarre : on lui fait un accueil froid & méprisant.

Ce n’est pas assez que les ministres & les grands officiers d’un roi soient sans reproche & au-dessus du sale trafic des places & des emplois, de la protection & de la faveur ; aucun de ceux qui approchent de la personne du souverain, ne doit se mêler de cet odieux commerce. Le déshonneur & les dangers peuvent enfin aller jusqu’au prince ; & si les places sont occupées par des gens sans mérite, que les honneurs soient distribués à des personnes indignes, il en porte au moins une partie du blâme. Lorsque cet abus de la confiance & de la faveur du prince est poussé à un certain point, il est connu & il produit des murmures universels. Les uns se fachent du tort immédiat qu’ils en reçoivent, les autres sont indignés du tort qu’on fait au public ; & comme la chose en elle-même est une injustice & une bassesse, chacun s’en plaint. Tous ceux qui obtiennent des places pour de l’argent, ne sont pas indignes de les remplir ; mais en général les hommes de mérite aiment mieux languir dans la misère que de recourir à ce moyen.

Le prince le plus habile & le plus vertueux doit toujours craindre ceux qui l’environnent. Vespasien, qui ne songeoit qu’à gouverner Rome avec sagesse, fut égaré par de mauvais conseils, & il commit une foule d’injustices. La reine Elisabeth avoua à son parlement qu’elle avoit été surprise, qu’on avoit abusé de son autorité, & qu’on en étoit venu à des excès criminels. Le règne d’Edouard III, un des plus glorieux dont l’histoire d’Angleterre fasse mention, fut souillé par l’avidité d’une maîtresse qui vendoit tout. Tout le