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en manquions jamais pour exprimer nos idées, tant que nous aurons à notre disposition une si grande quantité de termes déjà inventés, & que nous aurons la faculté d’en créer tous les jours de nouveaux suivant les occasions[1].

S’il est vrai que nous ne soyons capables de méditer que sur les choses dont nous avons des idées, & que nous puissions revêtir de signes toutes les idées que nous avons, pour en faire part aux autres, je voudrois bien savoir pourquoi nous ne serions point en état d’exprimer une idée aussi heureusement qu’un autre ? pourquoi nous ne serions point capables de comparer nos idées sur cet objet-ci aussi-bien que sur celui-là ? & pourquoi il ne seroit en notre pouvoir d’énoncer une certaine proposition avec autant de clarté & de méthode, que nous énoncerions telle autre ?

Lorsque nous nous servons du nom de Dieu, l’idée exprimée par ce mot doit nécessairement être aussi distincte & aussi déterminée dans notre esprit, que l’est l’idée de triangle ou de quarré, lorsqu’il nous arrive de parler de l’une ou de l’autre de ces deux figures ; autrement le nom de Dieu n’est qu’un son vuide de sens. Qu’est-ce qui nous empêche de raisonner sur l’idée attachée au mot Dieu avec autant de clarté que nous le ferions sur l’idée d’un triangle ou d’un quarré ? Pourquoi la comparaison de l’idée de la Divinité comparée avec une autre idée, seroit-elle plus difficile à faire que celle de deux autres idées ensemble ? Cette comparaison d’idées ne consiste-t’elle pas uniquement dans l’observation de leur différence & de leur convenance respectives ? Or pour parvenir à ce point est-il besoin d’autre chose que de bien déterminer & de bien distinguer ces idées dans notre esprit ? Or, puisqu’il est nécessaire que nous ayons une idée claire du mot Dieu toutes les fois que nous nous en servons, & même une idée aussi difficile que celle que nous avons d’un triangle ou d’un quarré : puisque nous pouvons en faire le sujet d’une proposition ; puisque nous sommes en état de comparer l’idée claire & déterminée que nous en avons avec d’autres idées quelconques, je ne vois pas pourquoi il ne nous seroit pas possible d’exprimer nos pensées sur la Divinité avec autant de méthode & de clarté que nous le ferions sur la figure & sur la quantité.

Qu’on ne s’imagine cependant pas que mon intention, en parlant ainsi, soit de supposer que l’idée de Dieu soit en nous aussi complette que l’idée d’un triangle ou d’un quarré, ou qu’il nous soit aussi aisé de la former dans notre esprit que celle de ces figures, ou que l’assemblage & la comparaison des différentes idées simples qui composent l’idée complexe de Divinité, ne demandent pas un grand effort de conception ; je ne prétends point dissimuler ici les doutes, les difficultés, les objections presque insolubles auxquelles cette idée peut donner lieu ; mais en convenant de tout cela, je n’en suis pas moins persuadé que ce ne sont point là des raisons qui puissent justifier le galimathias & l’obscurité ; car, 1o. une idée, quelque incomplette qu’elle puisse être, n’en est pas pour cela moins distincte ni moins vraie relativement à ce qu’elle transforme, qu’une idée complette : rien n’empêche, par conséquent, qu’elle ne soit susceptible, dans son énonciation, du même degré de clarté :

2o. Quoiqu’il ne nous soit pas aussi aisé de former dans notre esprit l’idée de Dieu, que celle d’un triangle ou d’un quarré ; quoique nous ayons besoin d’une grande application pour parvenir à rapprocher & à comparer ensemble les différentes idées qui composent l’idée complexe de la Divinité, je ne vois là tout au plus que des motifs pour s’appliquer plus sérieusement, ou bien pour se dispenser d’écrire sur ce sujet :

3o. Au cas qu’un écrivain, par rapport à la matière qu’il traite, ait des difficultés qu’il ne puisse résoudre à sa propre satisfaction, il est au moins en état d’exprimer ses doutes avec autant de netteté qu’il feroit toute autre de ses pensées ; tout ce qu’on peut exiger de lui en pareil cas, c’est qu’il n’aille point au-delà de ses idees, qu’il sache s’y renfermer exactement, & qu’il ne cherche point à en faire plus entendre à son lecteur qu’il n’en conçoit lui-même : en effet, pour peu qu’il sorte du cercle de ses idées, il ne peut manquer d’être obscur & inintelligible malgré toutes les peines qu’il prendra pour se faire entendre. L’unique but d’un homme qui écrit doit être d’exprimer les choses qu’il conçoit ; & le vrai moyen de contenter ses lecteurs, & de passer auprès d’eux pour un écrivain clair & méthodique, est de raisonner sur un sujet conformément aux notions qu’il en a.

Il en faut donc conclure que quand un auteur parle obscurément de Dieu ou de quelque autre objet de sa pensée, c’est uniquement sa faute & non point celle de son sujet. Car enfin qui l’oblige à ecrire sur une matière avant que de l’avoir bien conçue ou avant que de s’être mis en état d’expliquer aux autres ses idées ? Y a-t il au monde quelque chose de plus ridicule que de balbutier devant des gens qu’on prétend instruire ?

Il ne me seroit pas difficile de justifier ces

  1. Voyez dans les Œuvres diverses de Locke, édition de Rotterdam 1710, en un vol. in-8, le traité de la conduite de l’esprit dans la recherche de la vérité, p. 275 & suiv.