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de la fatalité : « La fatalité, dit-il, est un dogme suffisamment prouvé par l’opinion universellement reçue parmi les hommes. Car il n’est guère possible que les hommes se trompent sur certains points sur lesquels ils sont tous d’accord, excepté un petit nombre, qui ne s’écartent du sentiment général que par attachement à certaines idées particulières dont ils se sont coëffés. Ainsi ajoute-t-il, il ne faut pas écouter Anaxagore de Clazomène, philosophe d’ailleurs assez estimable, lorsqu’il réclame en sa faveur le sentiment général, & nous dit que rien ne s’opère dans le monde par la fatalité, & que ce mot n’est qu’un son vuide de sens. »

S’il en faut croire le témoignage de tous les auteurs anciens qui ont écrit sur cette matière, le dogme de la fatalité maîtresse de tous les événemens a été dans les siècles passés, un point de foi généralement établi dans l’esprit du peuple[1] & des philosophes, comme les relations modernes de nos voyageurs nous apprennent que c’est aujourd’hui une opinion adoptée par la plus grande partie du genre humain. Quoique ce dogme n’ait point trouvé autant de partisans parmi les chrétiens que parmi les sectateurs des autres religions, il est pourtant certain qu’il y a eu & qu’il y a encore parmi[2] les chrétiens un grand nombre de fatalistes. Les théologiens les plus zélés pour la défense du libre arbitre n’ont pas fait difficulté d’avouer eux-mêmes,[3] que parmi les chrétiens il se rencontre des fatalistes aussi décidés qu’on en ait jamais vu parmi les philosophes de l’antiquité.

Bayle, ce philosophe si subtil & si pénétrant, assure qu’il s’en faut beaucoup que ceux qui ont été les plus attentifs à suivre les mouvemens des hommes, & qui ont réfléchi le plus profondément sur le principe de leurs actions, s’accordent dans les consequences qu’ils tirent de leurs observations avec ceux qui ne raisonnent, dans ces sortes de matières, que sur de pures suppositions.[4]

Le célèbre M. de Leibnitz, ce génie transcendant & universel,[5] prétend que le docteur King a eu tort d’en appeler à l’expérience pour justifier la définition qu’il nous donne[6] de la liberté en ces termes : « C’est une faculté, dit ce prélat, qui, indifférente par elle-même à tous les objets, sert à régler nos passions, nos appétits, nos sens & notre raison, choisit arbitrairement entre plusieurs objets, & rend celui qu’elle préfère agréable en vertu du choix qu’elle en fait. » M. de Leibnitz nie formellement que nous éprouvions en nous-mêmes un pareil ou tout autre sentiment de liberté : il soutient au contraire que nous éprouvons une certaine détermination dans toutes nos actions. « Nous sentons, dit-il,

  1. L’accord des sages avec le peuple, c’est-à-dire, de ceux qui examinent avec ceux qui n’examinent point, & celui des sages entre eux dans une même opinion, sont deux signes caractéristiques de vérité, sous lesquels il est presque impossible que l’erreur se cache. Voulez-vous distinguer exactement le vrai du faux dans un préjugé vulgaire ? vous trouverez ordinairement que, dans ce qu’il a de vrai, les sages s’accordent avec le peuple, & que, dans ce qu’il de faux, ils s’accordent tous contre lui. Boullier, essai philos. sur l’ame des bêtes, tom. 2, part. 2, chap. 5, not. 1, p. 61.
  2. Témoin, entr’autres, Leibnitz dont le systême sur la création de l’univers & sur son existence se réduit à dire que Dieu, par la constitution de sa nature, a été inévitablement déterminé à créer un univers, & à le créer tel que nous le voyons : que ses perfections infinies ne lui ont pas permis de réfuser sa puissance à l’exécution de cette idée : que toutes les parties de l’univers corporel sont des machines ou parties de machines, dont chacune concourt avec les autres pour exécuter le jeu auquel elles sont destinées : qu’outre cela, il n’a pu se refuser de donner l’existence à des natures capables de penser, qui s’imagineroient recevoir des impressions de la part des machines corporelles, & influer sur leurs mouvemens, quoiqu’en tout cela il n’y eût rien de réel, que des sentimens & des volontés accompagnés de la persuasion trompeuse d’y contribuer. Or je demande, si ce n’est pas là admettre un pur fatalisme ?

    On peut voir l’exposé que fait Bayle du systême de M. Leibnitz sur l’harmonie préétablie, dic. crit. art. Rorarius, Rem. H. L. & la replique aux réflexions contenues dans cet art. sur ce sujet, dans le recueil de diverses pièces sur la phil. tom. 2, p. 389, ainsi que la Théodicée de M. Leibnitz, & son éloge par M. de Fontenelle.

  3. Voyez Reeves’s Apol. vol. I. p. 150, & Sherlock of. Prov., p. 66.
  4. « Ceux (dit Bayle) qui n’examinent pas à fond ce qui se passe en eux-mêmes, se persuadent facilement qu’ils sont libres ; mais les personnes qui ont étudié avec soin les ressorts & les circonstances de leurs actions… doutent de leur franc arbitre, & viennent même jusqu’à se persuader que leur raison & leur esprit sont des esclaves, qui ne peuvent résister à la force qui les entraîne où ils ne voudroient point aller. » Voyez le dictionnaire historique & critique à l’article Hélène, remarque T. de la seconde édit. & Y de la dernière. V. aussi des passages sur cela. Ibid. à l’art. Ovide, remarque G. de la seconde édit. & H. de la dernière.

    Voici ce qu’il dit dans un autre endroit. « M. Jacquelot (dans son livre de l’existence de Dieu) prouve contre Spinosa la liberté du créateur par celle que nous éprouvons dans notre ame ; mais il est certain que notre expérience de liberté n’est pas une bonne raison de croire que nous soyons libres, & je n’ai encore vu personne qui ait prouvé qu’il soit possible qu’un être créé soit la cause efficiente de ses volitions. Toutes les meilleures preuves qu’on allègue, font que, sans cela, l’homme ne pécheroit point, & que Dieu seroit l’auteur des mauvaises pensées comme des bonnes. » V. les lettres de Bayle, let. du 13 décembre 1696 à M. l’abbé Dubos.

  5. Dans ses remarques sur le livre de l’origine du mal, p. 76.
  6. Dans son livre de l’origine du mal.