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sieurs œufs : que, dans de tels cas, l’homme ne trouvant dans les objets mêmes aucun motif de détermination, n’est point nécessité à choisir l’un plutôt que l’autre, puisqu’il n’apperçoit entre eux aucune différence mais qu’il est alors uniquement déterminé par un pur acte de sa volonté sans le secours d’aucune autre cause que celui de son franc arbitre.

À cela je réponds, 1o. en demandant à ceux qui font cette objection, si le cas qu’ils proposent & autres pareils sont les seuls où l’homme ait un choix libre entre plusieurs objets ?. Si l’on avoue que ce sont là les seuls cas où la volonté de l’homme soit libre dans son choix, alors on m’accordera beaucoup plus qu’on ne pense, & l’avantage sera entièrement de mon côté. En effet il y a, en général, fort peu d’objets, si même il y en a qui soient parfaitement semblables. D’ailleurs on ne sauroit me faire cette concession sans convenir que la nécessité a lieu dans tous les cas où notre esprit peut appercevoir quelque différence dans les objets, & conséquemment dans tous les cas qui ont trait à la morale & à la religion, en faveur defquelles néanmoins on s’est fait un devoir de maintenir un systême aussi absurde, aussi inconséquent que celui de la liberté ou de la volonté exempte de nécessité, de sorte que, par ce moyen, la liberté pour laquelle on a fait de si grands efforts, se trouve presque réduite à rien, & détruite dans le point le plus important, dans celui précisément où l’on s’imagine avoir le plus d’intérêt de l’établir. Si au contraire les cas proposés ne sont pas les seuls où l’homme soit libre dans son choix entre plusieurs objets, que n’assigne-t-on ces autres cas, au lieu de se borner à des exemples qui ne peuvent être d’aucun poids, & dans lefquels la grande ressemblance des objets entr’eux, & d’autres raisons de la même force servent uniquement à rendre la cause de nos déterminations plus difficile à connoître, par conséquent à obscurcir davantage la question qui seroit aisée à éclaircir, pour peu qu’on voulût les réduire simplement à savoir si la volonté de l’homme est libre dans des cas de la plus grande importance.[1]

Je dis en second lieu, que toutes les fois que notre volonté se détermine à faire un choix, il est impossible qu’il y ait eu une parfaite égalité entre les circonstances qui l’ont précédé. Car dans le cas, par exemple, où il s’agit de choisir entre deux œufs, entre lesquels notre esprit n’apperçoit aucune différence, on ne prouvera jamais qu’il y ait eu ou qu’il puisse y avoir eu une égalité parfaite entre les circonstances qui ont précédé le choix que j’ai fait d’un de ces œufs préférablement à l’autre. Pour rendre toutes choses égales par rapport à la volonté, il ne suffit pas que ces choses soient égales ou semblables entr’elles : les différentes dispositions de notre esprit, nos opinions, nos préjugés, notre tempéramment, nos passions, nos habitudes & notre situation actuelle, tout cela doit être mis en ligne de compte, & regardé comme faisant partie des causes[2] qui déterminent notre choix conjointement avec les objets extérieurs entre lesquels nous choisissons. L’influence que toutes ces choses ont sur notre volonté est si considérable, qu’elles sont seulement capables de la déterminer & de nous faire donner

  1. Voyez la Théodicée de Leibnitz, tome I.
  2. « Il se peut faire, qu’en conséquence des loix coéternelles à la matière, les mouvemens de mon corps m’obligent à certaines pensées, m’attachent à certains desirs, & que je ne sois pas libre dans le tems où je crois l’être le plus. Dans cette supposition, mes craintes, mes espérances, mes souhaits, mes idées, mes peines, mes joies, seront des modifications nécessaires de mon esprit. Le principe en sera dans les mouvemens de mon corps, qui eux-mêmes seront nécessaires en qualité de résultat particulier des impressions générales de la masse univers elle. Le mouvement du tout entraînera & modifiera les mouvemens des parcelles du tout. Je serai ce qu’est une goutte d’eau au milieu des profonds abîmes de la mer. Cette goutte d’eau ne peut rien contre l’effort des colonnes environnantes pressées par les colonnes éloignées, dont l’effet, quoique médiat, est invincible. Il faut que cette goutte cède à l’entraînement qui la surmonte. Voilà mon image. Je suis une foible portion de ce tout vaste, que j’appelle Univers. Je vais, non où je veux, mais où sa rapidité m’emporte. Je ne veux que ce qu’il me fait vouloir par l’impression qu’il donne à mon corps, & qui se communique imperceptiblement à mon ame par le rapport des modalités de la double substance qui me compose. Je suis pressé, contraint, agité, poussé par les êtres qui m’environnent, & je communique à mon tour aux êtres voisins, une partie de la violence que j’éprouve. Rien n’est désuni, rien n’est isolé : tout se touche & se donne la main, pour ainsi dire : un seul atôme tient tous les autres par l’interposition des atômes placés dans les interstices. Voyez une troupe de bergers & de bergères qui dansent en rond. La troupe, quoique divisible en autant de personnes qu’il y de bergers & de bergères, ne forme pourtant qu’un tout unique, les mouvemens particuliers de chacun sont déterminés par les mouvemens communiqués de proche en proche. Ces mouvemens propres & personnels sont tout à-la-fois le secours & l’impression l’un de l’autre : celui qui cause est causé : mais comme ce mouvement est circulaire, il ne commence & ne finit dans aucun des danseurs : il se partage & n’est entier que dans la troupe entière. Cette naïve comparaison m’éclaircit ma propre pensée ; il me semble que j’en connois mieux comment chaque partie de l’univers est entraînée par le tout de l’univers ». Voyez l’essai philosophique sur la providence : on attribue cet ouvrage à M. l’abbé Houteville, auteur du livre de la religion chrétienne prouvée par les faits ; l’on remarque qu’il règne à-peu-près la même méthode dans ces deux traités, je veux dire, que les objections & les difficultés, que l’auteur se propose dans l’un & dans l’autre, sont toujours plus fortes que les solutions qu’il en donne.