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cevons qu’un plus grand poids peut seul faire pencher la balance d’un côté, quoique nos yeux ne puissent découvrir aucune différence sensible entre les poids respectifs des deux bassins.

Mais je suppose, pour un moment, le cas d’une véritable égalité & d’une parfaite indifférence : je prétends qu’en ce cas-là même ma proposition acquiert un nouveau degré d’évidence. Je suppose donc qu’il s’agisse de deux œufs, qui paroissent à un homme parfaitement semblables, & qu’il n’ait ni la volonté de les manger ni celle d’en faire quelqu’autre usage que ce soit, car il faut le supposer dans cet état pour que les objets en question lui soient parfaitement indifférens : car si une fois on admettoit en lui une volonté de manger des œufs, cette première disposition entraîneroit nécessairement un enchainement de causes & d’effets capables de détruire cette égalité absolue dans les circonstances relatives aux objets du choix qui seroit à faire : cette première volonté seroit bientôt suivie d’une seconde, c’est-à-dire, de celle de manger d’abord un de ces œufs : ces deux volontés ne manqueroient pas de mettre en jeu les organes de cet homme, & de leur donner une certaine détermination toujours subordonnée à des habitudes précédentes ou à des impressions instantanées, occasionnées par quelques circonstances particulières & actuelles, ce qui suffiroit pour porter cet homme à choisir & à prendre d’abord un de ces œufs plutôt que l’autre. En supposant ainsi le cas d’une parfaite égalité, je soutiens qu’il n’est pas possible que cet homme fasse jamais un choix. En effet il est clair qu’il rencontre, dès le commencement, des obstacles insurmontables qui l’empêchent de se déterminer. N’éprouvons-nous pas tous les jours qu’avant que de pouvoir choisir entre deux œufs, il est nécessaire que nous ayons préalablement la volonté de manger un œuf ou d’en faire un autre usage : qu’autrement nous n’y toucherions jamais ? n’en est-il pas de même, en général, par rapport à toutes les choses qui peuvent devenir les objets de notre choix ? Ne sentons-nous pas que jamais nous ne parviendrions à nous déterminer entre ces objets, si nous n’avions précédemment une volonté de choisir ? Il n’arrive jamais à un homme d’épouser une femme plutôt qu’une autre, ou voyager en France plutôt qu’en tout autre pays, ou de composer un livre sur un sujet plutôt que sur un autre, qu’il n’ait eu antecédemment une volonté générale de se marier, de voyager ou d’écrire.

C’est donc aller manifestement contre l’expérience que de supposer, comme font nos adversaires, qu’un homme dans un état d’indifférence parfaite puisse faire un choix. L’expérience prouve au contraire que l’homme est toujours déterminé par quelque chose, quelque volonté qu’il ait ou quelque choix qu’il fasse.


Du pouvoir de faire ce qu’on veut.

Jettons maintenant les yeux sur les actions de l’homme résultantes de sa volonté ou du choix par lui fait : voyons si ces actions sont libres. Consultons pour cela l’expérience, & nous reconnoîtrons sans peine que, nécessaires dans leur principe, elles ne le sont pas moins considérées en elles-mêmes. Soit que notre volonté nous porte à réfléchir ou à delibérer sur quelque chose, soit à lire, par exemple, à nous promener ou à courir, nous nous sentons nécessités à faire ces actions, à moins que quelque obstacle étranger, comme une apoplexie ou quelque autre accident ne nous en empêche. Dans le cas même de ces accidens, nous sommes aussi nécessités à abandonner ou à interrompre une action que nous l’aurions été à l’entreprendre ou à l’exécuter conformément aux dispositions de notre volonté, si nous n’en avions pas été détournés par cet empêchement extérieur. Quand il nous arrive de changer de volonté après avoir commencé une action, cela vient de ce que nous sommes nécessairement déterminés à interrompre cette action, & à faire[1] un nouveau choix.

Aristote pensoit à-peu-près de même sur ce sujet. Comme dans les matières de spéculation, dit-il, nous acquiesçons nécessairement aux inductions & aux conséquences tirées des prémisses, de même s’il nous arrive de faire l’application de ces raisonnemens à la pratique, nous y conformons nécessairement nos démarches, nos actions. Par exemple, un homme qui de ces prémisses, toute chose saine est bonne à manger, or cette chose est saine, en inféreroit, donc elle est bonne à manger, seroit nécessité à manger de cette chose saine, à moins que quelque obstacle ne s’y opposât. »[2]

Veut-on une nouvelle preuve tirée de l’expérience en faveur de la nécessité, qu’on se donne la peine de comparer les actions des êtres sensibles

  1. « Il est évident qu’un poids de cinq livres emporté par un poids de six, est emporté aussi nécessairement que par un poids de mille livres, quoiqu’il le soit avec moins de rapidité ; ainsi ceux qui ont l’esprit sain, étant déterminés par une disposition du cerveau, qui est un peu plus forte que la disposition contraire, sont déterminés aussi nécessairement que ceux qui sont entraînés par une disposition qui n’a été ébranlée d’aucune autre : mais l’impétuosité est bien moindre dans les uns que dans les autres, & il paroît qu’on a pris l’impétuosité pour la nécessité, & la douceur du mouvement pour la liberté. On a bien pu par le sentiment intérieur juger de l’impétuosité ou de la douceur du mouvement  : mais on ne peut que par la raison juger de la nécessité ou de la liberté ». Ibid.
  2. Ethica, lib. 7. cap. 5. Oper. édit. Paris vol. 2. page 88.