Page:Encyclopédie méthodique - Philosophie - T1, p2, C-COU.djvu/182

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toutes sortes de propositions, malgré l’apparence de vérité qu’elles lui offriroient, & pour tous les objets, malgré l’apparence de bonté qu’ils lui présenteroient. Un pareil être ne pourroit être convaincu par aucune raison, quelque forte qu’elle fût, & seroit le plus indocile & le plus intraitable de tous les animaux. Les axiômes les plus incontestables, les argumens les plus solides, les conseils les plus sensés, rien ne pourroit faire impression sur lui ; vous étaleriez en vain devant lui les grands principes, les plus beaux raisonnemens ; en vain vous lui offririez le plaisir & la douleur, il resteroit toujours tranquille & ferme comme un roc. Son esprit, à son gré, rejetteroit ce qui paroîtroit vrai, & acquiesceroit à ce qui lui sembleroit absurde : sa volonté dédaigneroit les choses dont elle connoîtroit la bonté, pour l’attacher à d’autres, qu’elle sauroit être mauvaises. Il est donc clair que cette indifférence à la vérité & à l’erreur, je veux dire, la liberté de rejetter la vérité en connoissance de cause, & cette indifférence au plaisir & à la douleur, je veux dire, la liberté de choisir celle-ci préférablement à celui-là, sont des obstacles réels à notre bonheur & à l’augmentation de nos connoissances. Au contraire, cette nécessité de détermination de l’apparence de la vérité & de celle de la bonté des choses, doit contribuer à nous rendre plus heureux & à nous rapprocher davantage de la vérité : elle doit même être considérée comme la perfection de notre entendement. Est-il une bizarrerie plus étrange, que de regarder, d’un côté, comme une perfection dans Dieu & dans les anges[1] cette détermination nécessaire résultante de la connoissance intime qu’ils ont de la nature des choses, d’avouer pareillement que les pendules, les montres, les moulins, & autres agens artificiels privés d’intelligence, sont d’autant plus parfaits, qu’ils sont déterminés plus nécessairement à bien aller en vertu des poids & des rouages, & de considérer d’un autre côté, comme une perfection dans l’homme, un affranchissement total de toute cause & de toute raison avec la liberté d’agir contre l’un & l’autre ? N’y auroit-il pas pour le moins autant dr bon sens à soutenir que la plus grande perfection d’une horloge seroit de n’être point nécessairement déterminée à bien aller, & d’avoir des mouvemens qui dépendissent uniquement du hasard.

À quelques erreurs, à quelques méprises que nous exposent tous les jours la foiblesse & l’imperfection de nos organes & de notre entendement, par rapport à la vérité & à la bonté apparente des choses, il est pourtant certain qu’une détermination nécessaire, relativement aux opérations[2] de notre entendement & de notre volonté, & résultante du rapport des objets avec nous, ne sauroit nous rendre à beaucoup près ni aussi malheureux ni aussi ignorans que le feroit infailliblement le pouvoir d’agir contre notre propre sentiment & notre propre connoissance ; car, dans une pareille position, ce qui nous paroîtroit faux pourroit aussi bien servir à caractériser la vérité, que ce qui nous sembleroit vrai, & ce qui nous paroîtroit mauvais pourroit aussi bien servir à caractériser le bien moral ou physique, comme ce qui nous sembleroit bon ; propositions insoutenables, & dont on ne tardera pas à reconnoître l’absurdité, dès qu’on fera réflexion qu’il existe un être parfaitement sage & bon, qui a donné des sens & une raison à l’homme pour se conduire.

Enfin une détermination nécessaire de notre jugement & de notre volonté, même par rapport aux choses les plus indifférentes, doit être regardée comme une perfection ; en effet, si, dans de pareils cas, nous choisissons sans motif & sans cause, il s’ensuivroit de là que tous nos choix seroient faits à l’aventure, que jamais nous ne serions portés nécessairement par la plus grande évidence à embrasser la vérité, ou par l’amour déterminant du bien-être à préférer le plaisir à la peine,[3] ce qui néanmoins seroit une véri-

  1. « Personne ne peut dire que Dieu soit saint librement ; car il ne peut pas n’être pas saint, étant immuable comme il l’est ». Voyez Le Clerc, bibliothèque choisie, tome 11, pag. 95.
  2. Dans l’appendice, qu’on trouve à la suite du traité de l’existence & des attributs de Dieu, par M. Clarke, on lit trois lettres écrites par un savant de Cambridge, à ce docteur, avec ses réponses sur la nécessité & sur la liberté des actions humaines. Il paroît que les réponses de M. Clarke ont satisfait le théologien de Cambridge : pour moi j’avoue, à ma honte, qu’il me reste encore quelques difficultés dans l’esprit, sur ces importantes questions, malgré tous les argumens, dont le docteur Clarke fait usage pour convaincre le savant auquel il a affaire, & qui lui avoit proposé contre la liberté de l’homme, des objections, à mon avis insolubles. Avec tout le respect que je dois à ce grand métaphysicien, je ne puis croire qu’il les ait bien résolues, en disant (car c’est à cela que se réduisent tous les raisonnemens à ce sujet) que le dernier jugement de l’entendement ne peut avoir d’influence sur le pouvoir de se mouvoir soi-même parce qu’il n’y a aucune ressemblance entre une action & une perception de l’esprit, &c. Cela prouve tout au plus que la cause n’est point l’effet, & que l’effet n’est point la cause ; mais cela ne prouve nullement que la cause ne doive pas précéder son effet, & encore moins, qu’elle ne doive le produire nécessairement.
  3. «… Et l’être suprême, lui-même, est nécessaire dans toutes ses actions, à prendre le mot de nécessaire dans son sens propre & naturel, car il est aussi contradictoire de supposer la toute sagesse, s’il m’est permis de me servir de ce terme, agissant