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je me rendrai à l’autorité d’un homme, à moins qu’il n’ait l’évidence pour lui ? Je suis aussi étonné de cette supposition gratuite, que je le suis de voir M. Clarke citer Locke comme une autorité à laquelle on doive se soumettre. Cependant puisque M. Clarke a assez de modestie, & en même-tems une idée assez fausse de ma façon de penser, pour croire que j’aie plus de déférence pour l’autorité d’un autre philosophe que pour la sienne, je suis bien aise de le détromper à cet égard & de déclarer nettement, que je crois au contraire qu’il est du devoir de tout être raisonnable de ne déférer au sentiment de personne, ni d’un homme ni de plusieurs hommes, dans les matières d’opinion ou de pure spéculation, & que si j’étois assez lâche pour rendre ma raison esclave de l’autorité, Locke seroit le dernier à l’opinion duquel je me soumettrois. Car une pareille conduite ne pourroit avoir que l’intérêt pour motif ; & surement il me seroit beaucoup plus avantageux de me soumettre aux décisions & aux volontés des heureux du siècle qui sont les distributeurs des biens & des avantages temporels, que d’ambitionner le triste & foible avantage d’être partisan d’un auteur tel que Locke, qui ne pourroit me donner que de la raison, espèce de bien avec lequel on ne joue pas un grand rôle dans le monde.

Quant au passage de Locke, je laisse au lecteur à juger combien il a de rapport avec la question agitée entre M. Clarke & moi, savoir si la pensée peut être un mode du mouvement. Locke se propose de réfuter ceux qui disent que Dieu est un systême de matière pensant, & il prouve contre eux que la pensée dans Dieu ne peut pas être le mouvement des parties d’un systême de matière. Or cette question n’est pas la même que la nôtre ; aussi les raisons que Locke apporte pour faire voir qu’il est absurde de supposer que la pensée soit, dans Dieu, un mode du mouvement s’un systême de matière, ne sont point applicables à la pensée de l’homme. Il dit, entre autres raisons, que si Dieu étoit un systême de matière pensant, il s’ensuivroit que toutes les pensées de Dieu seroient accidentelles & limitées, en tant que modes du mouvement ; ce qui prouve suffisamment l’absurdité des déistes que Locke réfute. Mais il n’y a point d’absurdité à soutenir que les pensées de l’homme soient limitées & accidentelles. La démonstration de Locke ne prouve donc rien contre la pensée de l’homme, & M. Clarke a tort de s’en autoriser, & encore plus de vouloir que je m’y soumette[1].

4o. M. Clarke ne veut pas que l’on distingue les mouvemens & les figures en modes ou espèces de mouvement & de figure ; disant que si une pareille distinction étoit juste & raisonnable, il s’ensuivroit qu’un syllogisme pourroit aussi bien être appellé un mode ou une espèce de mouvement, qu’un mouvement particulier quelconque, soit circulaire ou en ligne droite. Sur quoi il en appelle au sens commun du genre humain.

Cet argument regarde la propriété du langage. Je me contenterai donc de répondre que j’ai des idées distinctes de plusieurs mouvemens & de plusieurs figures, & qu’au moyen de ces idées je distingue aussi bien ces mouvemens & ces figures de toute autre figure & de tout autre mouvement que je distingue le mouvement de la figure ; que quelques uns de ces mouvemens & quelques unes de ces figures particulières ont des noms qui leur ont été donnés, & conséquemment que ces mouvemens & ces figures doivent être rangés en espèces ou sortes, quand même on ne devroit jamais les appeller des espèces ou sortes de mouvement & de figure parce qu’on seroit convenu de les distinguer autrement. Qu’est-ce qu’on entend par espèce ou sorte, sinon des êtres ou des modes particuliers qui ont du rapport à une idée abstraite appellée genre ? Si donc notre idée de la rondeur est applicable à la figure d’un certain nombre de corps, je serai aussi obligé de les appeller tous des corps ronds, & de regarder leur figure ronde & leur rondeur, comme une espèce de figure, que d’appeller un nègre une espèce d’homme, parce que je trouve qu’il se rapporte à l’idée abstraite que j’ai de l’homme, quand même on ne seroit pas accoutumé à se servir du terme d’espèce dans un cas comme dans l’autre. Après tout je ne vois pas pourquoi M. Clarke me fait une mauvaise chicane sur cette façon de parler, lui qui répète souvent dans sa troisième défense que les figures différent spécifiquement les unes des autres.

Je n’ai plus rien à dire sur l’argument que M. Clarke a allègué pour prouver que la pensée ne peut pas être un mode du mouvement. J’en ai discuté toutes les raisons, & il résulte de cette discussion que M. Clarke n’a rien prouvé. Il me reste à examiner l’apologie qu’il veut bien faire pour moi au sujet de l’opinion absurde qu’il m’impute, comme il m’avoit déjà imputé de soutenir que l’odeur étoit dans la rose, quoique j’eusse dit formellement le contraire. Voici cette apologie.

« En examinant de nouveau la question qui nous occupe, je me persuade que vous avez pris le change, & que la vivacité de votre esprit vous a emporté plus loin que vous n’aviez dessein d’aller. Quelques uns de nos savans contemporains ont entrepris de soutenir que Dieu, par un acte immédiat de sa toute-puissance, pouvoit faire penser la matière, quoi-

  1. Voyez l’essai concernant l’entendement humain, livre IV, chap. X, § 17.