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que nous oublions ou cessons de nous rappeller bien des choses que nous avons faites dans les premières années de notre vie, quoique nous soyons aussi sûrs de les avoir faites, que nous sommes certains d’avoir fait celles dont nous nous souvenons ; que nous oublions par degrés les choses dont nous n’avons pas soin de nous rafraîchir de tems en tems le souvenir ; que pour conserver la mémoire ou le sentiment intérieur d’une action passée, il est nécessaire d’en faire revivre l’idée avant le renouvellement entier des particules du cerveau où elle étoit empreinte ; qu’en la réimprimant ainsi dans les nouvelles particules qui surviennent, nous en avons un souvenir ou un sentiment intérieur aussi parfait que celui que nous en avions le jour même après l’avoir faite, quoique notre cerveau n’ait peut-être plus aucune des particules, aucun des esprits qu’il avoit ce jour-là, parce que le cerveau conserve l’idée de cette action de la même manière qu’il a de nouvelles idées, comme d’un triangle, ou autre, par les nouvelles traces qui y sont empreintes. Voilà comment un homme peut avoir le sentiment intérieur d’avoir fait certaines actions ; quoiqu’il ne lui reste à cette heure aucune des particules du cerveau qu’il avoit lorsqu’il fit ces actions, sans que pourtant on en puisse inférer que ce sentiment intérieur ait été transféré d’un sujet à un autre, en aucun sens absurde. D’ailleurs rien n’est plus propre à rendre compte de l’oubli total de certaines choses, & de l’oubli partiel de quelques autres, ou de supposer le sentiment intérieur inhérent dans une substance dont les parties sont dans un flux continuel.

M. Clarke trouve cette réponse vicieuse & illusoire. « Le vice en est évident, dit-il, c’est une pétition de principe. Car assurer que les nouvelles particules de matière qui remplacent dans un tel systême celles qui s’écoulent, puissent par des réimpressions ou recollections d’idées, recevoir le souvenir ou le sentiment intérieur de ce qui a été fait précédemment par le systême total, ce n’est pas expliquer ni prouver le point de la question, c’est le supposer par une hypothèse impossible ».

Il me semble d’abord que ce n’étoit pas à moi de prouver une hypothèse, au moins suivant les règles ordinaires usitées dans les disputes de l’espèce de celle-ci. Il me suffisoit d’en proposer une qui fût possible, parce que le possible ne pouvant être taxé d’absurdité, toute hypothèse possible réfute suffisamment un argument par lequel on se propose de démontrer le contraire. Or je crois avoir assigné une hypothèse possible dans la réponse que je viens de mettre sous les yeux du lecteur. M. Clarke la croit impossible. Je laisse à tout homme raisonnable à juger si elle est possible ou impossible. Pour sa réalité, j’en appelle à l’expérience de chacun. Mais ce dont je suis sûr, c’est que M. Clarke ayant taxé mon hypothèse d’impossibilité, au lieu de fournir les preuves de cette impossibilité prétendue, raisonne d’après la supposition de sa possibilité. Ce procédé mérite certainement plus d’être appellé une pétition de principe que le mien, puisque je n’étois pas obligé de prouver, mais seulement d’assigner une hypothèse. Quant aux raisonnemens qu’il fait sur la supposition de la possibilité de mon hypothèse, comme ils regardent l’identité personnelle & la justice des récompenses & des peines futures ; je les examinerai dans un autre article.

V. J’avois dit, dans la lettre à M. Dodwel, que quand même l’immatérialité de l’ame prouveroit son immortalité ou son indivisibilité naturelle, il ne s’ensuivroit pourtant pas que l’ame considérée comme principe pensant, fût naturellement immortelle ; qu’à moins de prouver que la substance immatérielle, actuellement pensante, doit toujours penser ou percevoir, l’argument de M. Clarke ne concluoit rien en faveur d’un état futur de peines & de récompenses, & qu’ainsi la religion ne pouvoit en tirer aucun avantage par rapport à ses grandes vues, savoir de porter les hommes au service de Dieu & à la pratique de la vertu par la certitude d’une vie à venir.

Que répond M. Clarke ? « Que son argument est d’une grande utilité, si le sentiment qu’il combat est destructif de toute religion ».

Je suppose que le sentiment qu’il combat est destructif de toute religion. Je ne vois pas qu’on en puisse inférer que la preuve de l’immatérialité de l’ame soit une preuve d’un état futur de peines & de récompenses. Si la certitude d’un état de peines & de récompenses n’est pas une conséquence de l’immatérialité de l’ame, j’ai eu raison de dire que son argument n’a point l’effet qu’il s’en promettoit, & qu’il n’est pas d’un plus grand avantage à la religion pour établir le dogme d’une vie future, que toute autre opinion directement contraire à ce dogme. Car tout argument qui ne prouve point ce qu’il devoit prouver suivant l’intention de celui qui l’emploie, est aussi inutile à cet égard que toute autre proposition, fût-elle de la dernière absurdité. Concluons que, quand même M. Clarke feroit voir que mon sentiment est destructif de toute religion, cela ne suffiroit pas pour prouver l’utilité de sa prétendue démonstration de l’immatérialité de l’ame : & que ses déclamations sur cet objet ne toucheroient pas davantage le véritable point de la question que les vains efforts qu’il a faits pour montrer que la rondeur est composée de rondeurs, ou que la pensée n’est pas un mode du mouvement. Mais je n’ai garde de convenir que mon sentiment sur la nature de l’ame soit destructif de toute