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ment vingt personnes semblables à moi ; mais vingt autres moi-même, vingt personnes dont chacune sera la même personne individuelle que chacune des autres : ce qui est la plus grande absurdité qu’il puisse y avoir au monde… C’est faire une seule & même personne individuelle de vingt personnes différentes & distinctes entre elles ».

Je commence par demander comment ces vingt êtres pensans connoissent qu’ils sont la même personne ou vingt personnes différentes. Ont-ils un autre moyen de le savoir que le sentiment intérieur ? Je demande encore si chacun d’eux doit inévitablement se croire la même personne que M. Clarke. Si chacun de ces vingt êtres pensans ne peut s’empêcher de se croire la même personne que M. Clarke, il est sûr que dans ce cas l’identité personnelle ne regarde que la représentation actuelle de ses actions passées, ou le sentiment intérieur qui les rappelle, sans aucun égard à l’identité ou au changement de substance. Je conviens donc que, dans la supposition que fait M. Clarke, ces vingt corps ressuscités ayant tous le sentiment intérieur, ou le souvenir des actions passées de M. Clarke, qu’ils se représenteroient comme leurs propres actions, seroient chacun la même personne que M. Clarke, parce que l’identité de personne, n’est selon moi, que le souvenir ou la représentation présente d’une action passée que l’on s’attribue. Ainsi qu’au lieu de vingt, M. Clarke suppose mille ou dix mille corps différens, & qu’il leur donne à tous le souvenir ou le sentiment intérieur de ses propres actions, & que chacun se les attribue, chacun ayant ce sentiment intérieur qui seul constitue l’identité personnelle, sera réellement la même personne que M. Clarke. Ces vingt ou dix mille corps distincts ne nuiront pas plus à l’identité personnelle, que les parties distinctes qui composent un seul corps. Quelque grand que soit le volume de matière qui m’est approprié, il ne constitue point différentes personnes : il ne fait que constituer le moi par l’intérêt que je prends à ses parties distinctes, & quoique j’éprouve des sensations différentes dans chaque partie selon qu’elle est diversement affectée. Si M. Clarke refuse de m’en croire sur ma parole, je lui alléguerai l’autorité du philosophe qu’il m’a proposé lui-même comme digne de ma soumission, & j’espère à mon tour qu’il voudra bien la reconnoître, moins pourtant que parce que c’est l’autorité de Locke, que parce que Locke parle le langage de la vérité. « On doit reconnoître, dit Locke, que si la même conscience peut être transportée d’une substance pensante à une autre substance pensante (comme il montre qu’elle peut l’être en un certain sens) il se pourra faire que deux substances pensantes ne constituent qu’une seule personne. Car l’identité personnelle est conservée, dès-là que la même conscience ou le même sentiment intérieur se trouve dans la même substance ou dans différentes substances[1] ».

C’est un article de la foi chrétienne que les corps ressusciteront avec les mêmes parties numériques qui sont dans le tombeau, & l’on ne peut douter que ce miracle ne soit possible à la toute-puissance de Dieu, s’il a déclaré que telle étoit sa volonté. Ces mêmes parties qui sont dans le tombeau, rétablies dans un même corps, seront donc la même personne, & par ce rétablissement au tems de la résurrection l’identité personnelle sera conservée comme elle l’est après une nuit de sommeil. Si Dieu donnoit vingt sentimens intérieurs, ou vingt représentations actuelles des mêmes péchés à autant d’êtres distincts, & qu’il les punît en conséquence ; le péché seroit puni vingt fois autant qu’il le mérite, ce qui est contraire à la justice divine. Mais comme Dieu ne veut pas punir le péché plus qu’il ne le mérite, il n’est pas à croire qu’il y ait à la résurrection deux êtres pensans qui aient le sentiment intérieur des mêmes actions numériques, & qui se les attribuent.

En supposant que chacun des vingt êtres distincts de l’hypothèse de M. Clarke, est une seule & même personne avec lui, & de plus qu’ils ne peuvent pas être considérés comme des personnes distinctes l’une de l’autre (quoique pourtant ils le puissent comme je l’ai fait voir) ; il me semble encore que ce n’est pas-là une si grande absurdité, une absurdité égale à celle de la transsubstantiation & que M. Clarke ne doit pas la regarder comme telle, mais plutôt comme une difficulté insoluble, sur-tout s’il veut bien réfléchir qu’un autre article de la foi chrétienne nous oblige à croire que deux personnes complettes, considérées distinctement, savoir la seconde personne de la trinité & une personne humaine, ne constituent par l’union hypostatique, qu’une seule personne.

Mais dans le systême de M. Clarke, outre l’absurdité qu’il y a à faire du même sentiment intérieur individuel numérique une condition necessaire pour constituer l’identité personnelle, je crois en appercevoir une autre qui est de vouloir que l’identité de substance soit encore nécessaire pour constituer le même soi ou l’identité de personne. Car, dans ce cas, comment rendre raison de la résurrection ? Je suppose qu’un homme croie & vive en bon chrétien pendant quarante ans, qu’à cet

  1. Essai concernant l’entendement humain, liv. 2. chap. 27 §. 13.