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DÉSIR

les plus bas dans l’échelle de la vie ; et l’état où il se sent et se sait, c’est celui des êtres placés au sommet de la hiérarchie des créatures. À son degré le plus infime, là où il s’allie à l’insensibilité, le désir n’est plus que l’affinité, et il caractérise tout le règne minéral ; à son degré moyen, où il est uni à la sensibilité el à l’intelligence, il est l’instinct, dénomination ordinaire du désir dans le règne végétal et animal ; enfin, à son degré supérieur sur la terre, au degré où la raison s’unit à l’animalité, l’instinct se change en désir, et devient l’attribut exclusif de l’humanité.

Évidemment, plus il s’y mêle d’intelligence, de conscience, de réflexion et de prévoyance, plus le désir se tranche de l’instinct. Aussi, entre les deux extrêmes, le désir de l’homme et l’affinité des minéraux, y a-t-il des nuances à l’infini d’instincts, pour les végétaux et les animaux.

Que le désir, dans son essence, son origine et son but, soit souverainement légitime et religieux en soi, c’est ce qui ne peut être mis en question, le désir étant déposé dans les profondeurs de. la créature par la main de Dieu, ayant sa racine dans la nature même de l’être, la constituant, et faisant le mode, —sinon le fond de sa vie. Dieu a tellement voulu le désir et son essor, qu’il l’a marqué du caractère de fatalité ou de nécessité, el y a mis la double sanction du plaisir et de la souffrance, entre lesquels il faut opter.

Est-il besoin de faire remarquer que la passion, dans la bonne acception du mot, n’est pas autre chose qu’un désir naturel, fondamental et permanent de l’âme humaine ; et par conséquent le mobile, sous formes multiples, de l’activité individuelle, la plus sûre voie par laquelle l’homme fournit sa destinée et la Providence la lui trace ? Aussi rien de plus fatal ou nécessaire que nos désirs, nos inclinations, nos penchants, c’est-à-dire nos passions naturelles. Ils naissent bon gré malgré, et ils s’en vont comme ils viennent, par l’effet d’une autre volonté et d’une autre puissance que la nôtre. Tout le monde est convaincu que l’homme ne se donne ni ne s’extirpe à volonté ses désirs. Qui n’a entendu répéter à satiété ces vieux proverbes : « L’homme est le jouet de ses passions ; la plus grande victoire qu’il puisse remporter est celle de vaincre ses passions ; il est difficile de ne pas succomber à la tentation. Or, qu’est-ce que la tentation, qu’est-ce que la passion qu’il faut vaincre, si ce n’est le désir, la passion qu’on ne sait plus gouverner et retenir sous la haute tutelle du devoir ou de la raison ? Car, et c’est ici le point important, l’homme, être intelligent, libre et moral, doit souvent et peut toujours régler, ordonner ou réprimer ses désirs ; s’ils sont légitimes, ils ne le sont, comme


toute chose, que dans la juste mesure, ou la règle. Rien d’absolu, d’inconditionnel, c’est-à-dire d’illimité dans l’activité ou la nature des êtres et des forces : Précisément parce que les désirs ont droit à l’essor, ils doivent être limités dans chacun, afin de pouvoir être satisfaits également dans tous. C’est pourquoi il nous a été donné de pouvoir beaucoup sur nos désirs, non pas les effacer de notre chair et de nos os, non pas les incruster à volonté dans notre sensibilité mais les diriger comme on fait d’un coursier fougueux, d’un impétueux torrent à qui il faut son lit. Et ce pouvoir, nous le possédons d’autant plus que nous avons pris un empire plus matinal sur cette force envahissante de sa nature ; que l’éducation nous a inoculé l’habitude de ce commandement et de cette discipline, et a dressé, assoupli la tige naissante dans le sens des présomptions impérieuses de la loi morale.

Le désir n’étant libre en aucun être, mais fatal, mais envoyé par la cause toute puissante qui a prédisposé toutes choses avec nombre, poids et mesure, l’homme ne doit ni s’enorgueillir ni s’affliger des désirs naturels qui sillonnent son âme ; pourvu qu’il fasse tout pour en combattre l’abus, ou le cours injuste, antisocial, effréné, il est dans la voie du salut, ou du moins il mérite et il obtiendra l’absolution.

Tout objet qui inspire à l’homme un désir lui apparait par cela même comme un bien : c’est ce qui résulte clairement de la définition et de l’essence du désir : or, non-seulement l’homme désire fatalement son bien, mais il le veut, il le cherche partout où il le voit, où il croit le trouver. Persuadez à l’homme que son bien véritable, et son plus grand bien est en un être, ou dans un objet déterminé, el il le désirera, et il bravera tout pour le conquérir : fanatisez-le pour un but, c’est-à-dire faites-le-lui désirer ardemment, et il réalisera des œuvres prodigieuses ; il s’élèvera à des efforts, il subira des souffrances qui pour vous, froid à sa croyance, indifférent au même désir, seraient un supplice ou un sacrifice ; qui pour lui seront la béatitude : c’est donc un levier bien énergique et bien efficace que le désir, l’amour ou la passion !

Si le désir est nécessaire ou fatal, on ne saurait le résoudre dans la volonté, phénomène libre par excellence. Le désir est un mobile, ce n’est point une faculté, La distinction entre ces deux états de l’âme est si radicale et si profonde, que souvent il y a entre le désir et la volonté une opposition, une lutte·, un duel très-douloureux pour l’âme qui en est le théâtre, et pour la personnalité qu’il déchire et qui en est toujours victime.

Les philosophes qui, à la suite de Condillac, ont confondu le désir avec la volonté, se