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Histoire d’un paysan.

« Mais à cette heure, mon bon Michel, je vois que le papier tire à sa fin, et je ne voudrais pourtant pas oublier une chose qui te fera plaisir, ainsi qu’à tous les patriotes des Baraques. Quand ta dernière lettre nous est arrivée, on parlait des affaires de Nancy, et l’on ne savait pas ce qu’il fallait croire de tous les éloges que M. Lafayette donnait à son cousin Bouillé : l’Assemblée nationale l’élevait jusqu’aux nues, et le roi demandait aux gardes citoyennes de lui voter des remercîments. Mon père, en lisant ta lettre, fut rempli d’une grande joie : ‹ Voilà la vérité ! dit-il, Michel est un brave garçon, qui nous raconte clairement ce qu’il a vu ; ce n’est pas de la comédie cela, ce n’est pas l’Ésope à la foire ;;; c’est le bon sens qui parle. Michel fait des progrès tous les jours ; il lit Diderot, il en profite, tant mieux ! ›

« Pense si j’étais contente de l’entendre ! Ensuite il replia la lettre et la mit dans sa poche en disant : ‹ Le député Régnault, de Lunéville, a parlé hier au club ; il s’est plaint de ce qu’on ne remerciait pas les gardes nationales de la Meurthe de leur dévouement, et de ce que l’on voulait faire une enquête avant de se décider. Eh bien, je vais leur lire cela, moi ; nous verrons ce que Régnault répondra. ›

« J’étais allée déjà plusieurs fois au club sans m’y amuser beaucoup ; mais quand le père dit qu’il allait lire ta lettre aux patriotes, tout de suite je lui demandai de l’accompagner.

« — C’est bien, dépêche-toi de t’habiller, fît-il, car nous ne voulons pas arriver en retard.

« Nous venions de souper ; je n’eus que le temps de laver mes assiettes, de passer ma belle robe d’indienne à petits bouquets, et de mettre ma cornette. Après cela, comme il me criait de la chambre : ‹ En route, Marguerite, en route ! › j’arrivai prendre son bras, et nous sortîmes sur les sept heures et demie.

« Le club breton n’est pas loin de chez nous, à deux minutes au plus. La porte du vieux cloître, avec son grand drapeau tricolore qui pend au dessus et ses deux peupliers à l’intérieur de la cour, donne sur la rue Saint-Honoré. La bâtisse du club est à droite, en entrant dans cette cour ; sa porte reste toujours ouverte, excepté quand il pleut ; et ceux qui sont en retard écoutent du dehors, au milieu du roulement des voitures.

« En arrivant, nous vîmes que les bancs étaient déjà presque tous remplis. M. Robespierre, le président, un jeune homme pâle et maigre, en frac bleu de ciel à grands revers, la

veste et la cravate branches, sonnait pour avertir que la séance était commencée. J’entrai tout de suite sous les arcades, où les femmes sont assises, au-dessus de la salle, et je vis MM. Prieur et Danton, qui nous suivaient, donner une poignée de main à mon père avant de s’asseoir. Le vieux greffier Lafontaine Lisait le procès-verbal de la veille ; comme il finissait, mon père se leva dans son banc, et dit :

« ‹ J’aurais à répondre aux plaintes du député Régnault, de Lunéville, qui réclame des remercîments pour M. Bouillé, et pour les gardes nationales de la Meurthe qui marchaient sous ses ordres. Je demande à vous lire la lettre d’un garde national de mon bailliage, qui m’écrit à ce sujet ; C’est un homme dont je réponds comme de moi-même, et qui s’est trouvé dans l’action.

« ‹ Vous avez la parole, › dit le président.

« Cela se fait toujours ainsi à Paris ; par ce moyen, au lieu de parler à deux ou trois ensemble, en criant toujours plus haut pour forcer les autres de se taire, chacun parle à son tour, et tout le monde est content.

« Le père se mit donc à lire ta lettre, au milieu du plus grand silence, et je n’ai pas besoin de te dire si mon cœur battait. Il commença dans l’endroit où vous avez entendu le premier coup de canon, sur la route, en arrière de Saint-Nicolas, jusqu’à votre rencontre des hussards qui massacraient les malheureux. Sa voix claire allait dans tous les coins. Jamais vous ne pourrez vous figurer l’indignation de cette masse de monde, en apprenant que les gardes nationales patriotes avaient été renvoyées avant l’attaque, pour laisser les Allemands piller et massacrer à leur aise ; non ! c’est quelque chose qu’on ne peut pas se représenter : de tous les côtés on se dressait à la fois dans les tribunes, dans les bancs, et l’on n’entendait plus qu’un grand bourdonnement, pendant que M. Robespierre agitait sa sonnette de toutes ses forces ; cela dura plus de dix minutes. À la fin pourtant les gens se rassirent, et mon père continua de lire ta lettre ; mais il ne put aller jusqu’au bout, car, au moment où tu racontes les abominations que vous avez vues à la porte Neuve, l’indignation éclata de nouveau tellement, qu’il s’interrompit lui-même, en criant, pâle comme un mort :

« — Est-ce que j’ai besoin de continuer ? Vous connaissez maintenant les affaires de Nancy ; maintenant vous voyez si les gardes nationales de Lorraine réclament quelque chose de la gloire de Bouillé, vous voyez si les patriotes de chez nous veulent avoir trempé la main dans le sang de leurs frères ! Je le savais, j’en étais sûr, tous répandent