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Histoire d’un paysan.

paysans de l’Ouest auraient pu mettre sur leurs drapeaux : « Servitude, ignorance et misère ! » car c’était pour défendre ces choses qu’ils se battaient.

Deux ou trois fois le comte d’Artois fit annoncer qu’il arrivait se mettre à la tête des Vendéens ; il s’approchait sur un vaisseau anglais ; mais quand les paysans s’étaient soulevés, que tout brûlait, et qu’il entendait gronder le canon républicain, ce brave s’en allait bien vite, et laissait les pauvres diables se battre tout seuls pour son droit divin. Vous verrez cela plus tard ; on n’a jamais rien vu d’aussi lâche au monde !

Tout ce qui me reste à vous dire de ce jour, c’est que l’on causa du serment et des affaires de la nation, chez M. Christophe, jusque vers deux heures ; qu’alors ceux de la Houpe, ayant une longue course à faire, reprirent leurs bâtons pour arriver chez eux avant la nuit ; qu’on se serra les mains, et que chacun s’en retourna de son côté, pendant que M. Christophe allait dire les vêpres.

Il faisait un froid de loup sur la côte. Maître Jean, tout joyeux, me disait en allongeant le pas :

« Tout a bien marché, les capucins ont manqué leur coup ; mes terres de Pickeholtz ont monté de prix depuis avant-hier. »

Moi, je songeais au discours de M. Christophe ; ce qu’il nous avait dit de la politique des évêques nobles et des émigrés me faisait réfléchir : je ne voyais pas l’avenir en beau.

V

Vers ce temps, de grands changements arrivèrent à la forge, et je dois vous les raconter en détail, parce qu’ils furent cause du bonheur de toute ma vie, malgré le chagrin que j’en eus les premiers jours.

Vous saurez donc que Valentin prenait ses repas chez nos voisins Rigaud. Il se plaisait avec ces vieilles gens, qui le traitaient de M. Valentin par-ci, M. Valentin par-là. Son idée sur la différence des rangs lui rendait ces égards très-agréables. Tous les soirs il était assis dans le fauteuil de la maison, en face d’une bonne omelette au lard ou d’un plat de viande, sa chopine de vin à droite, sa carafe d’eau à gauche, et les pieds dans ses savates, pendant que les deux vieux, à l’autre bout de la table, pesaient leurs pommes de terre et mangeaient du lait caillé. Valentin trouvait cela tout simple ; il était premier compagnon forgeron et se disait sans doute :

« Je suis d’un autre rang que ces Rigaud ; c’est

pourquoi je mange de bons morceaux et qu’ils n’en ont que l’odeur. »

Chaque fois qu’on cuisait le pain chez les Rigaud, tous les quinze jours ou trois semaines, il faisait mettre au four deux bonnes Kisches[1], et m’invitait à venir m’en régaler avec lui. Il débouchait alors une bouteille de petit vin gris de Lorraine, qu’il avait à part dans la cave. Jamais l’idée ne lui serait venue d’en offrir un verre au père Rigaud ! Cela m’ennuyait d’autant plus que le vieux et la vieille nous regardaient d’un œil d’envie ; mais je n’osais en parler à Valentin ; il se serait indigné de voir que j’étais capable de manquer à notre rang, et ne m’aurait peut-être plus invité.

Quelquefois il me disait aussi d’amener mon frère Étienne, dont le petit nez luisant remuait d’avance à l’odeur des kisches, et qui nous faisait rire à cause de son bon appétit. Valentin l’aimait beaucoup et lui montrait, les dimanches après vêpres, tous ses secrets pour élever, nourrir et prendre les oiseaux ; car il avait l’amour des oiseaux, soit pour les manger, comme les grives et les mésanges, soit pour les entendre chanter, comme les fauvettes et les rossignols : c’était son bonheur. Vers la fin de juillet, son logement, au premier étage des Rigaud, était plein d’oiseaux qu’il avait pris au bois, et les vitres de ses fenêtres étaient toutes crottées. Il en avait par centaines de toutes les espèces. Ceux qui chantent et se nourrissent de vers et de mouches comme les rossignols et les linots, il les relâchait avant l’hiver, et les autres qui vivent de graines, il les gardait. On avait de la peine à traverser la petite allée de sa chambre en haut, tant elle était remplie de pavots desséchés, de chanvre et d’épis de millet pendus en l’air sur des traverses, et qu’il cultivait lui-même dans un petit coin de terre, derrière la baraque, pour leur nourriture.

Voilà sa vie ! Pendant l’hiver, en temps de neige, il préparait ses sauterelles, ses trébuchets et ses lacets, en ne faisant que parler de la passe des grives, de l’arrivée des mésanges et de la quantité qu’il espérait en prendre dans l’année.

Avant la révolution, il ne m’avait jamais parlé d’autre chose, et toujours avec joie ; mais depuis les états généraux la mauvaise humeur était venue et l’aigreur aussi. Chaque fois que nous étions ensemble à causer le soir, tout en taillant ses baguettes pour la pipée, il ne faisait que se plaindre de l’orgueil et de la bêtise de maître Jean, et s’écriait en levant les épaules :

  1. Galettes parsemées de petits morceaux de beurre fondant, et qu’on mange très-chaudes.