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Histoire d’un paysan.

blée venait de décider que le roi ne pouvait être jugé, parce que sa personne était sacrée ; ce qui revenait à dire qu’il pouvait appeler les Prussiens et les Autrichiens en France, et nous livrer à son aise sans courir aucun risque.

Le peuple reconnut alors que l’Assemblée nationale presque tout entière, excepté quelques hommes comme l’abbé Grégoire, Chauvel, Robespierre, etc., était gâtée ; sa fureur grandit ; les clubs tonnèrent ; Danton dit aux Cordeliers qu’il fallait un supplément à la révolution ; et les patriotes se donnèrent rendez-vous au Champ de Mars pour dresser une nouvelle pétition, qui serait signée par des milliers de Français.

L’Assemblée nationale ne voulait pas de cela ; elle comprit qu’une telle pétition lui forcerait la main : Lafayette et Bailly reçurent l’ordre d’appliquer la loi martiale, cette loi terrible qui permet de tirer sur le peuple après trois sommations de se disperser ; et ils rassemblèrent tout de suite des masses de troupes.

Le lendemain, de bonne heure, le peuple, qui commençait à se réunir, découvrit sous l’autel de la patrie deux espions cachés là pour dénoncer à la cour ce qui s’était passé. On leur coupa la tête, et l’on promena ces têtes au bout de deux grandes perches, dans tout Paris. Alors Lafayette et Bailly, vers deux heures, arrivèrent au Champ de Mars : ils appliquèrent la loi martiale ; les uns disent après avoir crié, les autres sans avoir crié, mais cela revient au même. Beaucoup de malheureux sans armes, des femmes, des vieillards, des enfants furent tués ; la noblesse, les évêques la cour et les émigrés durent être contents !

C’est par l’ordre de l’Assemblée nationale qu’on venait de tirer sur le peuple pour la première fois : la guerre entre les bourgeois et le peuple, quel malheur ! Il ne pouvait pas en arriver de plus grand, puisque cette guerre dure encore, et que nous lui devons le gouvernement militaire et le despotisme.

Camille Desmoulins, Danton, Fréron étaient poursuivis par ordre de Bailly et de Lafayette ; ils s’échappèrent. Mais ils revinrent ; et Marat aussi revint ; et les parents de ceux qu’on avait tués revinrent !… Ah ! la guerre civile, la guerre entre les hommes de la même famille, voilà ce que nous avait d’abord attiré la fuite de Louis XVI ; le reste devait venir plus tard.

Cette Assemblée nationale, après avoir fait de si grandes choses, rendu des lois si justes, proclamé les droits de l’homme et du citoyen, et conservé sa grandeur au milieu des plus terribles épreuves, en arrivait là pour une idée misérable : l’idée du droit divin ! contraire au

bon sens, à la justice, à toute la constitution qu’elle venait de faire.

Quand on songe à de pareilles choses, il faut reconnaître l’infirmité de l’esprit des hommes et surtout le danger des grosses listes civiles ! ! ! Heureusement cette assemblée gâtée, fatiguée et vendue, ne devait plus durer longtemps ; la constitution était presque finie, les nouvelles élections approchaient.

VII

C’est au pays qu’il aurait fallu voir la joie des anciens justiciers, du prévôt, du lieutenant de police et des échevins destitués, lorsqu’ils apprirent le malheur du Champ de Mars. La satisfaction de ces gens était comme peinte sur leurs figures ; ils ne pouvaient la cacher. Le père Raphaël Manque, un respectable bourgeois de Phalsbourg, président de notre club, prononça sur ces choses un discours désolé, disant que Marat, Fréron, Desmoulins et d’autres gazetiers abominables, en dénonçant tout le monde, en représentant Lafayette, l’ami de Washington, comme un traitre, et Bailly, le président des états généraux au Jeu de paume, comme un imbécile, étaient cause de tout ; qu’à force de vous exciter et de vous agacer, ces gens vous faisaient perdre la tête, et qu’il ne fallait qu’un instant de colère pour causer les plus grands malheurs.

Voilà comment il expliquait l’affaire. Mais la joie de nos ennemis nous montrait que c’était bien autrement grave et que cela partait de plus haut.

En même temps commençaient les assemblées primaires pour nommer les députés de la législative ; la liste des citoyens actifs était affichée à la mairie ; et nous autres citoyens passifs, qui ne payions pas la valeur de trois journées de travail en contributions directes, nous n’avions pas le droit de voter comme en 89 ! pourtant nous payions vingt fois plus en contributions indirectes, sur le vin, l’eau-de-vie, la bière, le tabac, etc. ; nous étions des citoyens plus actifs par notre travail et notre dépense que les avares qui mettent toutes leurs économies en biens-fonds. Pourquoi donc cette différence ? Maître Jean lui-même disait alors :

« Ça va mal ! nos députés font des fautes… Beaucoup de patriotes, et des meilleurs, réclameront l’égalité par la suite. »

Les élections eurent lieu tout de même ; on nomma des gens riches, qui payaient au moins cent cinquante livres de contributions directes ; l’argent faisait tout maintenant ; l’instruction, le bon sens, le courage, l’honnêteté, ne ve-