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Histoire d’un paysan.

ferme et longtemps. Cette vue ouvre l’appétit. Mon garçon de labour, le vieux Pierre, entre deux grosses bouchées, leur demande :

« Que voulez-vous ?

S’ils commencent à faire leurs grimaces, on leur présente le manche d’une pioche ou d’une pelle, on leur offre de l’ouvrage, presque toujours, ils s’en vont la tête basse, en pensant :

« Il paraît que ces gens-là ne veulent pas travailler pour nous… Quelle mauvaise race !… »

Et moi, sur ma porte, je ris en leur souhaitant bon voyage.

Si l’on avait fait la même chose aux capucins et à tous les paresseux de cette espèce, ils n’auraient pas réduit les paysans à la misère, et dévoré pendant des siècles le fruit de leur travail.

Mais il faut que je vous raconte maintenant la floraison et la récolte de nos pommes de terre, et ce qui mit Jean Leroux en plus grande estime et considération encore qu’il n’était avant dans le pays.

En juillet, l’enclos de maître Jean se voyait de la côte de Mittelbronn, comme un grand bouquet vert et blanc ; les tiges montaient presque au niveau du mur.

Durant ces grands jours de chaleur, quand tout semble dessécher dans les champs, c’était une joie de regarder nos belles plantes s’étendre de plus en plus ; il ne fallait qu’un peu de rosée le matin pour les entretenir dans leur fraîcheur ; et l’on se figurait au-dessous les grosses racines en train de s’allonger et de prendre du corps.

Nous y rêvions pour ainsi dire toujours, et le soir, nous ne parlions plus que de cela, les gazettes elles-mêmes étaient oubliées, parce que les affaires du Grand-Turc et de l’Amérique nous intéressaient moins que les nôtres.

Nous voyions bien, au commencement de septembre, que toutes les fleurs étaient tombées et que les pieds se desséchaient de jour en jour, nous pensions :

« Il est temps de sortir les racines ! »

Mais le parrain disait :

« Chauvel nous à prévenus qu’on les sort en octobre. Au 1er octobre, nous essayerons par un pied, et s’il faut encore attendre, on attendra. »

C’est ce qu’il fit le 1er octobre au matin, par un temps de brouillard. Vers dix heures, maître Jean sortit de la forge ; il entra dans la cuisine, prit une pioche derrière la porte et descendit dans l’enclos.

Nous le suivions.

À la première touffe, il fit halte et donna son oup de pioche. Et quand il eût enlevé la

motte et que nous vîmes ces grosses pommes de terre roses tomber autour ; quand nous vîmes qu’au second, qu’au troisième coup, il en sortait autant, et que cinq ou six pieds remplissaient la moitié d’un panier, alors nous nous regardâmes bien étonnés ! Nous ne pouvions en croire nos yeux.

Maître Jean ne disait rien. Il fit quelques pas, prit un autre pied au milieu du champ, et donna un nouveau coup de pioche. Ce pied avait autant de pommes de terre que les autres et de plus belles, c’est pourquoi le parrain s’écria :

« Je vois maintenant ce que nous avons, il faut que l’année prochaine mes deux arpents sur la côte soient plantés de ces racines, et le reste, nous le vendrons un bon prix ; ce qu’on donne pour rien aux gens, ils le regardent aussi comme rien. »

Sa femme avait ramassé les pommes de terre dans un panier ; il le prit, et nous rentrâmes à la maison.

Dans la cuisine, maître Jean me dit d’aller chercher Chauvel, rentré depuis la veille au soir, d’une longue tournée en Lorraine. Il demeurait avec sa petite Marguerite, à l’autre bout des Baraques. Je courus le prévenir, et tout de suite il arriva, pensant bien que maître Jean venait de déterrer ses racines, et souriant d’avance.

Comme il entrait dans la cuisine, le parrain, les yeux brillants de joie, lui montra le panier au bord de l’âtre, en s’écriant :

« Voilà ce qui vient de six pieds, et j’en ai déjà mis autant dans la marmite.

— Oui, c’est ça, répondit Chauvel sans paraître étonné, c’est bien ça, je vous avais prévenu.

— Vous dînez avec nous, Chauvel, dit maître Jean, nous allons les goûter ; et si c’est bon, ce sera la richesse des Baraques.

— C’est très-bon, vous pouvez me croire, fit le colporteur, c’est surtout une très-bonne affaire pour vous ; rien que sur la semence, vous gagnerez quelques centaines de livres.

— Il faut voir, s’écria maître Jean, qui ne se tenait plus de joie, il faut voir ! »

Dame Catherine venait de casser des œufs pour faire une omelette au lard ; elle avait déjà dressé la grande soupière, où fumait une bonne soupe à la crême. Nicole descendit à la cave remplir la cruche de petit vin blanc d’Alsace, et puis elle remonta mettre la table.

Le parrain et Chauvel entrèrent dans la salle. Ils comprenaient bien que ces racines allaient être une bonne affaire ; mais de croire qu’elles changeraient l’état du peuple, qu’elles aboliraient la famine et qu’elles feraient plus pour