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Histoire d’un paysan.

plaisir à rire avec elle. Elle était toute brune, toute hâlée, le bas de sa petite jupe de toile bleue et ses petites bottines à grosses courroies tout couverts de boue ; mais elle avait les yeux si vifs, de si jolies dents, de si beaux cheveux noirs, l’air si gai et si courageux, que, sans savoir pourquoi, j’étais très-content après l’avoir vue ; et même je la regardais monter jusqu’à l’allée de leur maison, en pensant :

« Si je pouvais seulement porter son panier et vendre des livres avec eux, ça me plairait bien. »

Mais je n’allais pas plus loin ; et quand maître Jean me criait :

« Hé ! Michel, qu’est-ce que tu fais donc là-bas ? En route ! »

Aussitôt, je courais en répondant :

« Voilà, maître Jean ; nous y sommes. »

J’étais devenu compagnon forgeron ; je gagnais mes dix livres par mois, la mère était bien soulagée. Lisbeth, à Wasselonne, n’envoyait rien, que de temps en temps des compliments ; les servantes de brasserie ont besoin de beaux habits, et puis elle était glorieuse, enfin elle n’envoyait rien. Mais mon frère Claude, hardier au couvent des Tiercelins, recevait quatre livres par mois et il en envoyait trois aux parents. Étienne et Mathurine tressaient de petits paniers, des cages, et les vendaient en ville. Je les aimais bien, et eux m’aimaient bien aussi, Étienne surtout ! Il venait à ma rencontre tous les soirs, en se balançant et riant de plaisir ; il me prenait par la main et me disait :

« Viens voir, Michel, mon ouvrage d’aujourd’hui. »

C’était quelquefois très-bien fait. Le père disait toujours pour l’encourager :

« Je ne serais pas capable d’en faire autant. Jamais je n’ai si bien tressé. »

L’idée d’envoyer Étienne chez M. le curé Christophe m’était venue plus d’une fois, malheureusement il ne pouvait pas faire ce chemin matin et soir, c’était trop loin. Mais comme il avait envie d’apprendre, je lui donnais des leçons en rentrant de la forge, et c’est ainsi qu’il apprit à lire et à écrire.

Enfin, personne ne mendiait plus à la maison, nous vivions tous de notre travail, les parents respiraient un peu.

Tous les dimanches après vêpres, je forçais mon père de s’asseoir à l’auberge des Trois-Pigeons et de prendre sa chopine de vin blanc ; cela lui faisait du bien. La mère, qui n’avait jamais souhaité qu’une bonne chèvre, pouvait alors la conduire brouter l’herbe le long des chemins ; j’en avais acheté une pour elle du

vieux juif Schmoûle, une chèvre superbe dont le pis traînait jusqu’à terre. Le plus grand bonheur de la mère était de la soigner, de la traire et de faire du fromage ; elle aimait cette chèvre comme les yeux de sa tête. Les pauvres vieux ne demandaient donc rien de plus, et moi-même j’étais très-heureux.

Après le travail, les dimanches et jours de fête j’avais le temps de lire. Maître Jean me prêtait de bons livres, e je passais des après-midi tout entières à les étudier, au lieu d’aller jouer aux quilles avec les camarades.

Nous étions alors en 1785, et c’est le temps d’un grand scandale pour toute la France, le temps où ce malheureux cardinal de Rohan, que M. le curé Christophe méprisait, voulut séduire la reine Marie-Antoinette, en lui donnant un collier de perles. C’est alors qu’on vit bien que cet homme avait perdu la tête, car il se laissa tromper par une comédienne ; la comédienne se sauva d’abord avec les perles, mais on l’arrêta plus tard, et le rifleur lui marqua la fleur de lis sur l’épaule.

Quant au cardinal, il ne fut pas marqué, parce qu’il était prince. Il eut la permission de s’en aller à Strasbourg.

Ces choses lointaines me reviennent, et je me rappelle que maître Jean disait que si par malheur pater Bénédic, ou tout autre capucin, avait essayé de séduire sa femme, il n’aurait pas manqué de lui casser la tête avec son marteau. Moi j’aurais fait comme lui ; mais notre rot était trop bon, et ce fut une grande honte pour la reine, qu’un cardinal eût seulement espéré la séduire par des présents. Tout le pays en parlait. Le respect des seigneurs, des princes et des évêques se perdait ; le mépris des honnêtes gens s’étendait sur eux de plus en plus. On se souvenait aussi du déficit ; ce n’était pas avec les mensonges de M. de Calonne et les scandales de la cour qu’on pouvait le payer.

Enfin, cela traîna jusqu’à la fin de 1786. La veille du nouvel an, Chauvel et sa fille arrivèrent tout couverts de neige. Ils revenaient de Lorraine et nous dirent en passant, qu’ils avaient appris que le roi convoquait les notables à Versailles, pour entendre les comptes de Calonne et tâcher d’éteindre la dette.

Maître Jean était dans la joie, il criait :

« Nous sommes sauvés !… Notre bon roi prend pitié de ses peuples ; il veut l’égalité des impôts ! »

Mais Chauvel, son grand panier encore sur l’épaule, devenait tout pâle de colère en l’écoutant, et finit par lui répondre :

« Si notre bon roi convoque les notables, c’est qu’il ne peut plus faire autrement, la