Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/62

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
54
Histoire d’un paysan.

Puis elle revenait à ce qui nous regardait : « 1o Les paroisses et communautés, les bourgs ainsi que les villes, s’assembleront à la maison commune devant le juge ou tout autre officier public. À cette assemblée auront droit d’assister tous les habitants composant le tiers état, nés Français ou naturalisés, âgés de vingt-cinq ans, domiciliés et compris au rôle des impositions, pour concourir à la rédaction des cahiers et à la nomination des députés.

« 2o Les députés choisis formeront à l’hôtel de ville, et sous la présidence des officiers municipaux, l’assemblée du tiers état de la ville. Ils rédigeront le cahier de plaintes et doléances de ladite ville, et nommeront des députés pour le porter au bailliage principal.

« 3o Le nombre des députés qui seront choisis par les paroisses et communautés de campagne, pour porter leur cahier, sera de deux, à raison de deux cents feux et au-dessus ; de trois, à raison de trois cents feux ; ainsi de suite.

« 4o Dans les bailliages principaux, ou sénéchaussées principales, les députés du tiers état, dans une assemblée préparatoire, réduiront tous les cahiers en un seul, et nommeront le quart d’entre eux pour porter ledit cahier à l’assemblée générale du bailliage.

« 5o Sa Majesté ordonne que dans lesdits bailliages principaux, l’élection des députés du tiers état, pour les états généraux, sera faite immédiatement après la réunion des cahiers de toutes les villes et communautés qui s’y seront rendues. »

On voit qu’au lieu de nommer, comme aujourd’hui, des députés qu’on ne connaît ni d’Êve ni d’Adam, et qu’on vous envoie de Paris avec de bonnes recommandations, on nommait, d’après le bon sens, des gens de son village. Ceux-ci choisissaient ensuite entre eux les plus capables, les plus courageux, les plus instruits, pour soutenir nos plaintes devant le roi, les princes, les nobles et les évêques, et de cette façon on avait quelque chose de bon.

Regardez ce que nos députés de 89 ont fait et ce que font ceux d’aujourd’hui, d’après cela, vous reconnaîtrez ce qui vaut le mieux : d’avoir des paysans qu’on choisit parce qu’on les connaît, ou des hommes qu’on accepte, parce que le préfet vous les recommande. Ce n’est pas pour rabaisser nos messieurs, mais, entre les meilleures choses, il y a du choix. Il est clair que les députés doivent représenter les gens qui les nomment, et non le gouvernement qu’ils sont chargés de surveiller, ça

tombe sous le bon sens. Supposez que le roi Louis XVI, au moyen de ses baillis, de ses sénéchaux, de ses prévôts, de ses gouverneurs de provinces et de sa maréchaussée, ait fait nominer lui-même les députés du tiers état. Que serait-il arrivé ? Ces députés n’auraient jamais osé contredire le roi, qui les avait mis en place, ils auraient trouvé bien tout ce que désirait le gouvernement, et nous croupirions encore dans la misère.

Je n’ai pas besoin de vous peindre là satisfaction et l’enthousiasme des gens, lorsqu’ils surent que les états généraux auraient lieu, car malgré tout on avait conservé quelques doutes. À force d’être trompés, où n’osait plus croire à rien, mais cette fois, la chose ne pouvait se remettre.

Ce même jour, maître Jean et moi, vers cinq heures du soir, nous travaillions à la forge comme des bienheureux. À chaque instant, le parrain en mettant le fer au feu s’écriait, sa grosse figure toute réjouie :

« Eh bien, Michel, nous allons donc avoir nos états généraux ! »

Je lui répondais en riant :

« Oui, maître Jean, l’affaire est dans le sac ! »

Et les marteaux se remettaient à galoper sans relâche. La joie du cœur vous donne des forces extraordinaires.

Dehors, il faisait une boue qu’on ne connaît plus depuis longtemps ; la neige fondait, l’eau coulait, elle entraînait les fumiers et remplissait les caves. Les femmes sortaient à chaque instant, pour la repousser à grands coups de balais. Une misère entraîne l’autre : après avoir rempli les corvées du roi, du seigneur et du couvent, l’idée de paver la rue du village ne pouvait pas vous venir, on était bien trop content de se reposer et de vivre dans la crasse.

Tout à coup, cinq ou six vieux Baraquins, des Baraques d’en haut, d’en bas et du bois de chênes, avec le vieux sarrau gris, le grand feutre en galette sur les épaules : le père Jacques Létumier, Nicolas Cochart, Claude Huré, Gauthier Courtois, enfin tous les notables du pays, s’arrêtèrent devant notre forge d’un air majestueux, et se découvrirent comme pour faire des cérémonies.

« Hé ! c’est vous, Létumier ! cria maître Jean, et vous, Huré ! Que diable faites-vous là ? »

Il riait, mais les autres étaient graves, et le grand Létumier, courbant son dos sous la petite porte, dit du fond de son gosier, à la manière des marchands ambulants de poterie :

« Maître Jean Leroux, hé ! sauf votre respect, nous avons une communication à vous faire.

— À moi ?