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Histoire d’un paysan.

qu’ils allaient partir ensemble pour Versailles.

C’est tout ce que je me rappelle de cette lettre assez longue. Après cela, je lisais sans comprendre, et, finalement, je m’assis sur l’enclume comme un être accablé. Maître Jean traversait la rue en criant :

« Catherine, Chauvel est nommé député du tiers aux états généraux ! »

Valentin, les mains jointes, bégayait :

« Chauvel à la cour, parmi les seigneurs et les évêques ! Ô mon Dieu… »

Et le vieux juil Schmoûle lui répondait :

« Pourquoi pas ? C’est un homme de bon sens, un véritable homme de commerce, il mérite cette place autant qu’un autre ! »

Mais, moi, j’avais les yeux troubles, et je m’écriais en moi-même :

« Maintenant, tout est fini, tout est perdu !… Marguerite part et je reste seul !… »

J’avais envie de sangloter ; la honte seule m’en empêchait. Je pensais :

« Si l’on savait que tu l’aimes, tout le pays se moquerait de toi !… Qu’est-ce qu’un garçon forgeron auprès de la fille d’un député du tiers état ? Rien du tout !… Marguerite est au ciel, et toi sur la terre ! »

Et mon cœur se déchirait.

La rue se remplissait déjà de monde : dame Catherine, Nicole, maître Jean, les voisins et les voisines, criant :

« Chauvel est député du tiers aux états généraux ! »

C’était un grand mouvement. Maître Jean, rentrant dans la forge, s’écria :

« Nous sommes tous comme fous à cause de la gloire du pays ; nous ne pensons plus à rien ; Michel, cours donc prévenir Marguerite ! »

Alors je me levai. Je m’épouvantais de voir Marguerite ; j’avais peur de pleurer devant elle, de montrer malgré moi que je l’aimais, et de lui faire honte. Et même dans leur allée, je m’arrêtai pour raffermir mon cœur, et puis j’entrai.

Marguerite était dans la petite salle, à repasser du linge.

« Hé ! c’est Michel, » dit-elle, tout étonnée de me voir en bras de chemise, car je n’avais pas même eu l’idée de mettre ma veste et de me laver les mains.

Je lui répondis :

« Oui… c’est moi… Je t’apporte une bonne nouvelle…

Qu’est-ce que c’est ?

— Ton père est nommé député du tiers aux états généraux. »

Comme je parlais, elle devint toute pâle, et je m’écriai :

« Marguerite, qu’est-ce que tu as ? »

Mais elle ne pouvait me répondre ; c’était la joie, la fierté, qui faisait cela ; et tout à coup, fondant en larmes, elle se jeta dans mes bras en criant :

« Oh ! Michel, quel honneur pour mon père ! »

Je la tenais serrée, elle ses bras autour de mon cou ; je sentais les sanglots par tout son petit corps ; ses larmes me coulaient sur les joues ! Ah ! que je l’aimais, et comme j’aurais voulu la garder ! Comme je m’écriais dans mon âme : « Qu’on vienne me la prendre ! » Et Pourtant il fallait la laisser partir ; son père était le maître !

Longtemps Marguerite pleura ; puis me lâchant et courant s’essuyer la figure à la serviette, elle se mit à rire et me dit :

« Que je suis folle ! n’est-ce pas, Michel ? Peut-on pleurer pour de pareilles choses ? »

Moi, je ne disais rien ; je la regardais avec un amour qu’on ne peut se figurer ; elle n’y faisait pas attention !

« Allons, dit-elle en me prenant le bras, arrive ! »

Et nous sortîmes.

La grande salle des Trois-Pigeons était pleine de monde. Mais je n’ai pas envie de vous peindre les embrassades de maître Jean, de dame Catherine, de Nicole, ni les compliments des notables, du grand Létumier, du vieux Rigaud, de Huré. Ce jour-là l’auberge ne désemplit plus de Baraquins jusqu’à neuf heures du soir ; hommes, femmes, enfants, entraient et sortaient, levant leurs chapeaux, leurs bonnets, trébuchant et criant à se faire entendre jusqu’au petit Saint-Jean. Les verres, les bouteilles, les canettes tintaient ; la grosse voix de maître Jean s’élevait au-dessus du tumulte, avec des éclats de rire qui ne finissaient pas. C’était une fête incroyable.

Moi, voyant cela, je me disais :

« Tu n’es pourtant qu’un gueux ! Tout le village se réjouit du bonheur de Marguerite et de Chauvel, tout le monde est content, et toi, te voilà triste jusqu’à la mort… C’est abominable ! »

Valentin seul était avec moi, disant :

« C’est le bouleversement de tout ; la racaille va maintenant à la cour… les seigneurs sont confondus parmi les va-nu-pieds,… on ne respecte plus rien,… on nomme des calvinistes au lieu de chrétiens… La fin du monde approche. »

Et, dans ma grande tristesse, je lui donnais raison. Mon courage s’en allait. Je ne pouvais rester là, dans cette foule ; Marguerite elle-même était forcée de reculer jusque dans la cuisine, où les notables entraient lui faire leurs salutations. Je pris mon bonnet et je sor-