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ROMANS NATIONAUX.

anciens de la République qui hochaient la tête et se permettdent de dire, entre deux vins, que l’Empereur pouvait tomber, passaient pour des fous. Cela paraissait contre nature, et même on n’y pensait jamais.

Moi, j’étais en apprentissage, depuis 1804 chez le vieil horloger Melchior Goulden, à Phalsbourg. Gomme je paraissais faible et que je boitais un peu, ma mère avait voulu me faire apprendre un métier plus doux que ceux de notre village ; car, au Dagsberg, on ne trouve que des bûcherons, des charbonniers et des schlilteurs. M. Goulden m’aimait bien. Nous demeurions au premier étage de la grande maison qui fait le coin en face du Bœuf-Rouge, près de la porte de France.

C’est là qu’il fallait, voir arriver des princes, des ambassadeurs et des généraux, les uns à cheval, les autres en calèche, les autres en berline, avec des habits galonnés, des plumets, des fourrures et des décorations de tous les pays. Et sur la grande route il fallait voir passer les courriers, les estafettes, les convois de poudre, de boulets, les canons, les caissons, la cavalerie et l’infanterie ! Quel temps ! quel mouvement !


Eu cinqousix ans l’hôtelier Georges fit fortune ; il eut des prés, des vergers, des maisons et des écus en abondance, car tous ces gens arrivant d’Allemagne, de Suisse, de Russie, de Pologne ou d’ailleurs ne regardaient pas à quelques poignées d’or répandues sur les grands chemins ; c’étaient tous des nobles, qui se faisaient gloire en quelque sorte de ne rien ménager. Du malin au soir, et même pendant la nuit, l’hôtel du Bœuf-Rouge tenait table ouverte. Le long des hautes fenêtres en bas, on ne voyait que les grandes nappes blanches, étincelantes d’argenterie et couvertes de gibier, de poisson e t d’autres mets rares , autour desquels ces voyageurs venaient s’asseoir côte à côte. On n’entendait dans la grande cour derrière que les hennissements des chevaux, les cris des postillons, les éclats de rire des servantes, le roulement des voilures, arrivant ou parlant, sous les hautes portes cochères. Ah ! l’hôtel du Bœvf-Rouge n’aura jamais un temps de prospérité pareille I

On voyait aussi descendre là des gens de la ville, qu’on avait connus dans le temps pour chercher du bois sec à la forêt, ou ramasser le fumier des chevaux sur les grandes routes. Ils étaient passés commandants, colonels, généraux, un sur mille, à force de batailler dans tous les pays du monde.

Le vieux Melchior, son bonnet de soie noire tiré sur ses larges oreilles poilues, les paupières flasques, le nez pincé dans ses grandes besicles de corne et les lèvres serrées, ne pouvait s’empêcher de déposer sur l’établi sa loupe et son poinçon et de je ter quelquefois un regard vers l’auberge, surtout quand les grands coups de fouet des postillons à lourdes bottes, petite veste et perruque de chanvre tortillée sur la nuque, retentissaient dans les échos des remparts, annonçant quelque nouveau personnage. Alors il devenait attentif, et de temps en temps je l’entendais s’écrier :

« Tiens ! c’est le fils du couvreur Jacob, de la vieille ravaudeuse Marie-Anne ou du tonnelier Franz-Sépel ! Il a fait son chemin... le voilà colonel et baron de l’Empire par-dessus le marché I Pourquoi donc est-ce qu’il ne descend t)as chez son père, qui demeure là-bas dans la rue des Capucins ? »

Mais lorsqu’il les voyait prendre le chemin de la rue, en donnant des poignées de main à droite et à gauche aux gens qui les reconnaissaient, sa figure changeait ; il s’essuyait les yeux avec son gros mouchoir à carreaux, en murmurant :

• C’est la pauvre vieille Annette qui va avoir du plaisir ! A la bonne heure, à la bonne heurel il n’est pas fier celui-là, c’est un brave homme ; pourvu qu’un boulet ne l’enlève pas de sitôt I • Les uns passaient comme honteux de reconnaître leur nid, les autres traversaient fièrement la ville, pour aller voir leur sœur ou leur cousine. Ceux-ci, tout le monde en parlait, on aurait dit que tout Phalsbourg portait leurs croix et leurs épauleltes ; les autres, on les méprisait autant et même plus que lorsqu’ils balayaient la grande route.

On chantait presque tous les mois des Te Deum pour quelque nouvelle victoire, elle canon de l’arsenal lirait ses vingt et un coups, qui vous faisaient trembler le cœur. Dans les huit jours qui suivaient, tous les familles étaient dans l’inquiélude, les pauvres vieilles femmes surtout attendaient une lettre ; la première qui venait, toute la ville le savait : « Une telle a reçu des nouvelles de Jacques ou de Claude ! » et tous couraient pour savoir s’il ne disait lùen de leur Joseph ou de leur Jean-Baptiste. Je ne parle pas des promotions, ni des actes de décès ; les promotions, chacun y croyait, il fallait bien remplacer les morts ; mais pour les actes de décès, les parents attendaient en pleurant, car ils n’arrivaient pas tout de suite, quelquefois même ils n’arrivaient jamais, et les pauvres vieux espéraient toujours, pensant : « Peut-être que notre garçon est prisonnier... Quand la paix sera faite, il reviendra... Combien sont revenus qu’on croyait morts ! » Seulement la paix ne se faisait jamais ; une guerre finie, on en commençait une autre. Il nous