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ROMANS NATIONAUX

Oui, Poitevin, oui, cela t’apprendra à siffler. (Page 71.)


les incorpore dans mes armées ! Ils pourront satisfaire leur goût ! » Et naturellement la chose fut faite, personne n’osa souffler dans le pays, pas même les père et mère !

— Vous étiez donc conscrit ? lui dis-je.

— Non, mon père venait de m’acheter un remplaçant. C’est une plaisanterie de l’Empereur… une de ces plaisanteries dont on se souvient longtemps : vingt ou trente d’entre nous sont morts de misère… Quelques autres, au lieu de remplir une place honorable dans leur pays, soit comme médecin, juge, avocat, sont devenus de vieux ivrognes. Voilà ce qui s’appelle une bonne farce ! »

Alors il se mit à rire en me regardant du coin de l’œil. — J’étais devenu tout pensif, et deux ou trois fois encore, avant d’arriver à Gauernitz, je payai des petits verres à ce pauvre diable.

Vers cinq heures du soir, en approchant du village de Risa, nous aperçûmes à gauche un vieux moulin avec son pont de bois, que suivait un sentier de traverse. Nous primes le sentier pour couper au court, et nous n’étions plus qu’à deux cents pas du moulin, lorsque nous entendîmes de grands cris. En même temps, deux femmes, une toute vieille et l’autre plus jeune, traversèrent un jardin, entraînant après elles des enfants. Elles tâchaient de gagner un petit bois qui borde la route, sur la côte en face. Presque aussitôt nous vîmes plusieurs de nos soldats sortir du moulin avec des sacs, d’autres remonter d’une cave à la file avec de petites tonnes, qu’ils se dépêchaient de charger sur une charrette, près de l’écluse ; d’autres