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ROMANS NATIONAUX

Nous vîmes deux cantinières qui versaient 0 boire. ( Page 87.)


grisâtre, on voyait déjà nos troupes s’étendre à perte de vue sur les cinq ponts de l'Elster et de la Pleisse qui se suivent à la file, et n’en font pour ainsi dire qu’un. Ce pont, sur lequel tant de milliers d’hommes devaient défiler, vous rendait tout mélancolique. Cela devait prendre beaucoup de temps, et l’idée venait à tout le monde qu’il aurait mieux valu jeter plusieurs ponts sur les deux rivières, puisque d’un instant à l’autre l’ennemi pouvait nous attaquer, et qu’alors la retraite deviendrait bien difficile. Mais l’Empereur avait oublié de donner des ordres, et l’on n’osait rien faire sans ordre ; pas un maréchal de France n’aurait osé prendre sur lui de dire que deux ponts valaient mieux qu’un seul ! Voilà pourtant à quoi la discipline terrible de Napoléon avait réduit tous ces vieux capitaines : ils obéissaient comme des machines et ne s’inquiétaient de rien autre, dans la crainte de déplaire au maître !

Moi, tout de suite en voyant ce pont qui n’en finissait plus, je pensai : « Pourvu qu’on nous laisse défiler maintenant, car, Dieu merci ; nous avons assez de batailles et de carnage 1 Une fois de l’autre côté, nous serons sur la bonne route de France, je pourrai revoir peut-être encore Catherine, la tante Grédel et le père Goulden ! » En songeant à cela, je m’attendrissais, je regardais d’un œil d’envie ces milliers d’artilleurs à cheval et de soldats du train qui s’éloignaient là-bas comme des fourmis, et les, grands bonnets à poil de la vieille garde, immobiles de l’autre côté de la rivière, sur la colline de Lindenau, l’arme au bras. —