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LE COMBAT D’OURS.


LE


COMBAT D’OURS


Ce qui désole le plus ma chère tante, dit Kasper, après mon enthousiasme pour la taverne de maître Sébaldus Dick, c’est d’avoir un peintre dans la famille !

Dame Catherine aurait voulu me voir avocat, juge, procureur ou conseiller. Ah ! si j’étais devenu conseiller comme M. Andreus Van Berghum ; si j’avais nasillé de majestueuses sentences, en caressant du bout des ongles un jabot de fines dentelles, quelle estime, quelle vénération la digne femme aurait eue pour monsieur son neveu ! Comme elle aurait parlé avec amour de monsieur le conseiller Kasper ! Comme elle aurait cité, à tout propos, l’avis de monsieur notre neveu le conseiller ! C’est alors qu’elle m’aurait servi ses plus fines confitures ; qu’elle m’aurait versé chaque soir avec componction, au milieu de son cercle de commères, un doigt de vin muscat de l’an XI, disant :

« Goûtez-moi cela, monsieur le conseiller ; il n’en reste plus que dix bouteilles ! »

Tout eût été bien, convenable, parfait de la part de monsieur notre neveu Kasper, le conseiller à la cour de justice.

Hélas ! le Seigneur n’a pas voulu que la digne femme obtint cette satisfaction suprême : le neveu s’appelle Kasper tout court, Kasper Diderich ; il n’a point de titre, de canne, ni de perruque, il est peintre !… et dame Catherine se rappelle sans cesse le vieux proverbe : « Gueux comme un peintre, » ce qui la désole.

Moi, dans les premiers temps, j’aurais voulu lui faire comprendre qu’un véritable artiste est aussi quelque chose de respectable ; que ses œuvres traversent parfois les siècles et font l’admiration des générations futures, et qu’à la rigueur, un tel personnage peut bien valoir un conseiller. Malheureusement, j’eus la douleur de ne pas réussir ; elle haussait les épaules, joignait les mains et ne daignait pas même me répondre.

J’aurais tout fait pour convertir ma tante Catherine, tout ; mais lui sacrifier l’art, la vie d’artiste, la musique, la peinture, la taverne de Sébaldus, plutôt mourir !

La taverne de maître Sébaldus est vraiment un lieu de délices. Elle forme le coin entre la rue sombre des Hallebardes et la petite place de la Cigogne. À peine avez-vous dépassé sa porte cochère, que vous découvrez à l’intérieur une grande cour carrée entourée de vieilles galeries vermoulues, où monte un escalier de bois ; tout autour s’ouvrent de petites fenêtres à mailles de plomb, à la mode du dernier siècle, des lucarnes, des soupiraux. Les piliers du hangar soutiennent le toit affaissé : la grange, les petites tonnes rangées dans un coin, l’entrée de la cave à gauche, une sorte de pigeonnier qui s’élance en pointe au-dessus du pignon ; puis, au-dessous des galeries, d’autres fenêtres au fond desquelles vous voyez, encadrés dans l’ombre, les buveurs avec leurs tricornes, leurs nez rouges, pourpres, cramoisis,