Page:Etudes de métaphysique et de morale, année 10, 1902.djvu/415

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
411
E. CHARTIER. — L’IDÉE D’OBJET.

qu’un mouvement de notre main est arrêté et remplacé par une douleur croissante, nous ne nous représentons pas quelque autre manière actuellement possible de pénétrer jusqu’à d’autres corps, ou jusqu’à d’autres parties de ce corps, inaccessibles maintenant au toucher. Lorsque je touche un corps solide, il faut bien, pour que j’aie l’idée du solide, que je me représente de ce corps autre chose que ce que j’en connais maintenant par le toucher, c’est-à-dire un intérieur de ce corps, comprenant des positions que mon toucher ne peut atteindre, et que pourtant je me représente. Cet intérieur du corps solide, je ne puis le connaître par le toucher qu’en brisant le corps et en le reconstituant ensuite avec ses morceaux, ou tout au moins en imaginant, d’après des expériences antérieures, que je le brise et que je palpe quelques-unes de ses parties intérieures. Encore ne comprend-on pas bien comment il serait possible de se représenter intuitivement un même corps comme résistant et brisé ; de sorte qu’un être pensant, supposé réduit au sens du toucher, ne pourra, semble-t-il, que raisonner sur la solidité, et ne pourra point du tout la percevoir. Pour les clairvoyants dont la vue est suffisamment éduquée, une telle intuition du solide n’est autre que celle d’un corps transparent et dur dont les parties intérieures, inaccessibles au toucher, sont imaginées au moyen de la vue comme formant ensemble un système déterminé. Si nous n’avions que le toucher, nous pourrions peut-être concevoir et définir à l’aide du langage, et par suite aussi prévoir ce qu’il y a à l’intérieur d’un corps qui nous résiste, mais nous n’en aurions pas cette intuition qu’on appelle perception. C’est donc visuellement que je me représente les parties d’un corps solide qui sont inaccessibles à mon toucher. Toucher un solide, c’est à la fois être arrêté par lui et n’être pas arrêté par lui ; c’est toucher et en même temps connaître par la vue un autre acte de toucher comme possible. Toucher c’est en même temps voir.

Aussi dire, par exemple, que le toucher seul peut nous faire connaître le relief ou la profondeur, ou, comme on le dit d’une manière assez obscure, la troisième dimension de l’espace, tandis que la vue ne nous ferait connaître qu’un espace à deux dimensions, cela ne présente pas un sens très net. Car, pour un homme réduit au seul toucher, toutes les dimensions possibles expriment un relief ou une profondeur, c’est-à-dire représentent un mouvement possible de notre corps, et la troisième dimension, ou plutôt l’autre dimension, se réduirait à l’imagination d’un mouvement qui diviserait les corps