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E. CHARTIER. — L’IDÉE D’OBJET.

sées. Mais il est à remarquer que le peintre nous représenterait également bien de telles images sur un plan incliné, par rapport à nous qui regardons, d’une façon quelconque, et aussi sur une sur face sphérique, ou sur n’importe quelle surface tout à fait irrégulière, ou même sur plusieurs surfaces situées les unes derrière les autres, et se cachant les unes les autres en partie. Lors donc que je dis : je vois les objets comme s’ils étaient peints sur un plan, je dis quelque chose de tout à fait arbitraire ; je les vois ainsi, parce qu’il me plaît d’imaginer un plan dressé verticalement à quelque distance de moi, et sur lequel des couleurs seraient distribuées. Mais cette imagination elle-même suppose l’exercice du toucher, car je me représente alors que ce plan limiterait et réglerait, dans certaines conditions, les mouvements de mon corps et de ma main. On voit par là à quel point il est inexact de dire que la représentation d’une étendue plane et colorée est une perception naturelle de la vue.

En réalité, il est impossible de dire ce que c’est que voir, tant que la notion d’une chose unique, qui est en même temps touchée et vue, ou qui est conçue comme pouvant l’être, n’est pas présupposée. Et il n’est même pas permis de dire que les images sont connues primitivement comme étant en contact avec l’œil même ; l’aveugle-né opéré de la cataracte, qui voulait écarter les images visuelles avec sa main, montrait bien par là qu’il les considérait déjà comme des objets tangibles. Et, même s’il s’était borné à éprouver des sensations dans son œil, de telles sensations auraient enfermé déjà la perception d’une région de son corps, d’une chose tangible, de son œil.

Disons donc que, lorsque nous disons que nous voyons un plan, nous voulons dire que nous jugeons, d’après certaines sensations visuelles, que notre toucher serait assujetti, si nous faisions certains mouvements, à une certaine loi. Ce que nous voyons, ce sont des résistances, et la notion visuelle de surface n’est autre chose que la notion d’une relation entre des heurts et des mouvements, figurée d’avance par des juxtapositions de couleurs. Ainsi de même que sans la vue nous n’aurions pas l’intuition de la profondeur, sans le toucher nous n’aurions pas l’intuition de la surface.

Il ne faut donc point dire que j’arrive à voir, par l’exercice, la chose même que je touche ; il faut dire que je ne vois absolument que des choses, c’est-à-dire des objets que je puis toucher. Et il

Rev. Méta. T. X. — 1902.
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