Page:Eugène Le Roy - Jacquou le Croquant.djvu/455

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peu obscurcies dans les brumes du passé, me remontent parfois à la mémoire. Comme tous les vieux, j’aime à raconter de vieilles histoires, et je le fais trop longuement sans doute, d’autant qu’elles ne sont pas toujours gaies. Pourtant, dans le village de l’Herm, où je demeure présentement, les gens ne le trouvent pas ; mais c’est qu’ils sont accoutumés à ouïr des contes interminables, pendant les longues veillées d’hiver. Quoique je leur narre bien tout par le menu, ainsi qu’il m’en souvient, il y en a qui trouvent que je ne m’explique pas assez, et demandent encore ceci ou cela : ils voudraient savoir de quel poil était mon chien et l’âge de notre défunte chatte.

J’ai eu treize enfants, mâles ou femelles. On dit que ce nombre de treize porte malheur ; moi, je ne m’en suis jamais aperçu. Il ne nous en est pas mort un seul, ce qui est une chose rare et quasi extraordinaire. Mais, nés robustes et nourris au milieu des bois, dans un pays santeux, ils étaient à l’abri de ces maladies qui courent les villes et les bourgs, où l’on est trop tassé. Si je dis que j’ai eu tant de droles, ça n’est pas pour me vanter, il n’y a pas de quoi, car les hommes ne souffrent pas pour les avoir : c’est les pauvres femmes qui en ont tout le mal, et aussi la peine de les élever. La mienne avait vingt ans quand nous nous sommes mariés, et de là en avant, jusque vers cinquante ans, elle n’a cessé d’en avoir un entre les bras, qu’elle posait à terre