Page:Europe, revue mensuelle, No 191, 1938-11-15.djvu/58

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« La vie de famille manque de flamme et les dîners sous la lampe, avec la bonne en chaussons de feutre dans les coins, de passion. Mon père est de plus en plus réduit à sa condition de polytechnicien et d’ingénieur et j’ignore tout de lui : il faudrait sans doute qu’il soit malade ou soudain foudroyé par un cataclysme social pour que les coquilles éclatent et que l’homme qui les habite fasse son apparition. Il étale en attendant une suffisance insupportable et un orgueil professionnel qui m’accablent. Les soirées sont pleines de discours sur la fabrication des machines, la direction des entreprises et les vices sournois de la classe ouvrière. Ces repas consterneraient les gens de ta famille où la maîtresse de maison ne manque jamais de s’écrier en anglais lorsqu’un convive commence à parler de reports et de terme : Ne parlez pas boutique ! Ma mère est une personne décorative et frivole qui passe son temps à voir des dames de son rang et qui vit assez exactement à Strasbourg comme la femme d’un haut fonctionnaire à Hanoï ou à Casablanca, qui ne fraye point avec les indigènes. Elle a des moments d’attendrissement et je la vois soudain entrer dans ma chambre où elle tient à me border dans mon lit comme quand j’avais dix ans ; ce geste qui n’a pas manqué pendant des années de m’attendrir m’impressionne aujourd’hui beaucoup moins. Tout cela manque de réalité et il est difficile d’aimer passionnément des fantômes ; ils m’inspirent cependant une espèce de pitié que mon père me rend en affection et en mépris.

« J’ai donc pensé à nos projets et comme mon père parlait avec fierté de la chaudronnerie construite sur ses plans et dont il dit qu’elle est la plus moderne d’Europe, je me suis dit qu’il y avait peut-être là un sujet de recherche qui nous intéressait. Personne n’est plus sensible à la flatterie que les hommes du type de mon père et quand je lui ai dit que j’aimerais visiter les nouvelles installations, il s’est étonné de voir un intellectuel abstrait et léger comme moi s’intéresser aux précisions viriles de la technique. J’ai senti renaître en lui un espoir qu’il a quelque temps caressé de me voir devenir après l’agrégation un expert en rationalisation et en taylorisme, quelqu’un comme M. de Fréminville ou M. Le Chatelier, bien que je lui aie expliqué dix fois que je n’avais