Page:Europe, revue mensuelle, No 191, 1938-11-15.djvu/75

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de moi. Ils se demandent encore s’ils vont m’éliminer ou me digérer. Serai-je trop dur pour mes carnivores ?

Il les regardait, établis dans leurs poses de juges, Mme Rosenthal assise, les mains à plat sur les genoux, immobile, dans un fauteuil Louis XV, devant le petit bureau de marqueterie sur lequel elle écrivait ses lettres et vérifiait les comptes de ses œuvres et de sa cuisinière, M. Rosenthal, debout derrière le rempart du piano, son torse éclairé par une grosse lampe, la face dans l’ombre, Claude derrière sa mère, les mains au dossier du fauteuil, comme un écuyer. Les circonstances sentaient trop le drame pour qu’on eût allumé toutes les lampes ; le grand salon était plongé dans la pénombre comme s’il y avait eu une panne de secteur, qu’on eût apporté de l’office une seule lampe. Et au fond de cette demi-nuit domestique où les radiateurs cognaient, comme une exilée de la jeunesse, de l’été, dans une robe bleu pâle, Catherine était assise, la nuque sur le bois cannelé du canapé ; elle avait croisé les jambes, ses bas brillaient, elle fumait.

Jamais Bernard n’avait éprouvé un pareil sentiment de triomphe. La veille, Claude, qui avait envie de « faire le tour du propriétaire » dans l’appartement de la place Edmond-Rostand, qu’il ne connaissait pas, était arrivé chez son frère. Il était entré dans la chambre de Bernard où Catherine, qui s’y était endormie une heure plus tôt, venait de s’éveiller. Il avait pâli, il n’avait pas dit un mot, il avait simplement fui. Catherine avait bondi, s’était enfuie à son tour dix minutes plus tard. Depuis la veille, à cinq heures de l’après-midi, depuis vingt-cinq heures, Bernard était resté seul, attendant.

— Dieu merci, pensait-il, le temps de la ruse est fini. On est dans le drame. Il va bien falloir qu’ils en sortent…

Sa mère lui avait demandé au téléphone de venir avenue Mozart, elle avait dit de sa voix blanche :

— Ton père, ton frère et moi avons à te parler.

Bernard jouait sa première grande partie. Catherine en était l’enjeu, et, avec elle, l’enfance, l’avenir, l’amour, l’espoir.

Il était d’une génération où l’on confondait presque toujours les succès de l’amour avec ceux d’une insurrection : toutes les femmes conquises, tous les scandales paraissaient