Page:Europe (revue mensuelle), n° 124, 04-1933.djvu/119

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en vue. Il les abordait et les apostrophait n’importe où : dans la rue, à la terrasse d’un café et même lorsqu’ils parlaient à la tribune. Front plissé, la volonté tendue, le mot et le geste prompts à éclater, il suivait l’orateur pas à pas, l’approuvait, rarement, applaudissant tout seul avec précipitation, mais surtout l’interrompant bruyamment et, dans un cas comme dans l’autre, recevant force horions de ses voisins immédiats qui, eux, voulaient écouter. Il n’y faisait pas attention et continuait de plus belle :

— Juste ! Juste ! C’est cela ! Voilà qui est bien ! Pa-ar-fait !

Mais plutôt :

— Parle pas, toi ! Tu ne paies pas ta cotisation ! — (ou bien) : Tu es toi-même un bourgeois. — (ou encore) : Tu bats ta femme ! — Tu te saoules ! — Tu divagues ! — Tu n’as rien lu ! — Tu ignores la doctrine ! — Tu es aussi un exploiteur !

On lui assénait des coups de poings dans les côtes et on lui criait :

— Tais-toi, Pâcalâ !

« Pâcalâ », c’est-à-dire le fou, le drôle, le farceur. Car on croyait qu’il portait ce nom comme un sobriquet. Mais on sut que c’était son vrai nom, le jour où, comparaissant en justice comme témoin, le greffier, ne voulant pas croire à ce nom, appela :

— Faites entrer M… M… Pascal !

Il était dans la salle, mais il se tenait coi.

— Monsieur Pascal ! répéta l’huissier. Mais Pâcalâ ne bronchait pas, malgré les insistances des camarades qui le poussaient des coudes et mouraient de rire.

— Qu’est-ce qu’il y a là ? demanda le président.

— Il y a le témoin que vous appelez, mais…

— Je ne suis pas « Pascal », cria l’assiégé en se levant, mais Pâcalâ !

— Je ne voulais pas y croire, dit le greffier, mais c’est bien cela : Pâcalâ.

Tout le tribunal rit poliment. Peu après, il s’aperçut vraiment du « Pâcalâ » qui déclara, coléreux, ne pas vouloir prêter serment sur le crucifix, mais sur l’« honneur », sur la « conscience », car il était libre-penseur.

panaït istrati.

(À suivre.)