Page:Europe (revue mensuelle), n° 143, 11-1934.djvu/59

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« Comme un homme », pouvais-je dire. Non. J’étais très jeune, timide, sensible, ignorant, et les premières semaines que je passai à la caserne me firent connaître la vie, quelques-unes de ses pires laideurs — je n’avais rien vu de semblable à l’atelier, au cours de mon apprentissage. Ce fut pis quelques mois plus tard, au front. Là, il fallait sentir, agir, vivre en homme — et bien plus encore ! Aujourd’hui, je ne regrette rien des épreuves que j’ai subies. Osais-je penser, en 1917, que je connaîtrais un avenir ? Certains ont chanté l’aventure de leur jeunesse, la guerre fut pour eux une sorte de révélation merveilleuse, — je ne dirai rien de ceux qui, à l’abri, chantaient cette belle jeunesse. Pour moi, j’étais sombre, inquiet, souffrant, révolté ; je traversais de façon imprévue cette crise qui est celle de la vingtième année, dit-on. J’aurais dû, peut-être, m’appuyer sur l’exemple de jeunes héros ? Hélas, je connaissais mal les leçons de l’Histoire, les grandes œuvres qu’elle avait inspirées. Et, du reste, la réalité se montrait trop absorbante, trop cruelle, pour qu’il me soit possible d’en détacher un instant les yeux — par ailleurs, je ne croyais pas en Dieu. Je ne trouvai qu’un moyen de ne pas m’enliser, de me soulager : tenir une espèce de journal — pas un « carnet de route ». Je l’ai brûlé voici plusieurs années ; je me souviens qu’il était bourré de fautes, qu’on y découvrait les traces de mauvaises lectures, et à n’en plus finir des lamentations — je connais aujourd’hui quelques-unes des raisons de mes erreurs. Il me faut donc fouiller dans mon passé pour retrouver l’être que je fus. Les souvenirs me reviennent en foule, avec des images parfois confuses, mais des impressions encore vives, des sensations de chaud, de froid, des odeurs étranges. Et je puis espérer me trahir moins qu’autrefois.

J’ai déjà tenté de redonner vie à mon adolescence, ce fut même la raison profonde qui me poussa à écrire.