Page:Europe (revue mensuelle), n° 96, 12-1930.djvu/103

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longtemps, seul le benjamin en avalait quelques gorgées, le soir, après la traite, et non pour s’en nourrir, mais pour calmer ses pleurs et lui faire lâcher des « griffes » les jupes de sa mère.

— Tout pour le marché… Et que Rada n’achète plus de pain : qu’elle rapporte tout l’argent du lait !

Ce « pain »… question de gourmandise. Rada, allant tous les matins porter le lait au marché de Braïla, sacrifiait un litre de lait à un kilo de bon pain noir, dont elle distribuait les précieuses tranches à toute la marmaille. Vraie brioche.

On n’en goûtera plus.

Et, du coup, tous les regards se porteront au loin, droit devant la chaumière, vers cette vaste ligne verdoyante qui bouche tout l’horizon du Nord. Là-bas, c’est le salut : là-bas sont les marais, avec leurs milliers d’hectares de papoura, cette généreuse plante qui n’est pas tout à fait de la massette et que notre Seigneur le Sereth fait croître sans l’aide de l’homme. Elle est bonne à confectionner de belles nattes, qu’on appelle rogogina, et de beaux paniers, qu’on nomme cochnitsa. On la vend aussi, telle quelle, par fagots ou par charretée, ainsi que le stouff, ce frère de la papoura qui, lui, n’est que du roseau et n’est bon qu’aux toits et clôtures.

Les marais, il vaut mieux les appeler par leur nom de là-bas, qui est juste et beau : c’est la balta. Et la balta n’est rien de moins que la mère nourricière du paysan de l’Embouchure. Voilà pourquoi, aux heures de détresse, tous les regards se dirigent vers elle. C’est également à sa balta que l’homme du pays pense lorsqu’il proclame la générosité de son Embouchure.

La balta n’est à personne. Nul ne la cultive. Nul n’a le droit de se réclamer d’elle, sinon le Sereth, son créateur. Elle n’exige aucune surveillance, aucun ménagement ; elle ne craint ni l’homme ni le ciel.