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JEAN DE BRÉBEUF

avec cette cuisine de l’intérieur de la maison, on y arrivait par l’extérieur. La jeune huronne pratiquait beaucoup de coutumes des Européens et plus particulièrement les coutumes culinaires. Marie apprêtait des mets succulents suivant des recettes que lui avait données le Père Noir ou Gaspard Remulot.

Marie et Jean pénétrèrent dans la salle. Marie s’assit sur une peau de castor au centre de la pièce, Jean en face d’elle sur une peau d’ours ; tous deux conservaient encore la façon indienne de s’asseoir, c’est-à-dire les jambes repliées sous eux.

Jean demeura un long moment pensif et silencieux, ses yeux sombres rivés sur le sol. Marie l’observait avec timidité et amour.

— Marie, dit le jeune homme d’une voix sourde, tu sais que l’Araignée s’est juré de t’emmener dans son pays ; vas-tu le suivre ?

— Non, Jean, répondit fermement la jeune fille. Quand l’aigle enlève la colombe, il n’emporte que son corps faible et palpitant ; mais il ne s’empare jamais de son âme !

Cette réponse parut plaire au jeune homme qui de la tête approuva ces paroles de sa fiancée.

Marie, à son tour, baissait les yeux, comme si la question posée par Jean l’avait troublée ou gênée, et elle rougissait doucement.

L’étranger, qui se fût soudain trouvé en face de cette jeune fille, eût été très étonné de découvrir une telle beauté en ce pays sauvage. Grande, bien découplée, souple, chacun de ses mouvements était empreint d’une grâce naïve et touchante. Sa robe de velours rouge sans autre garniture qu’une petite dentelle autour du cou la parait très bien. Marie n’avait pas le teint cuivré et huileux comme beaucoup de femmes de sa tribu ; on aurait dit, à voir ses traits fort réguliers, une européenne au visage seulement hâlé par le soleil. Ses yeux noirs, brillants et mobiles étaient très beaux. Sa bouche, aux lèvres minces et rouges, était admirable. Toute sa physionomie exprimait la candeur, la fidélité et le dévouement. Son regard était droit, ouvert et franc, on y pouvait lire ses moindres pensées, car elle n’avait pas appris l’art de la dissimulation si pratiqué chez les indigènes. Ce regard était un miroir dans lequel se réfléchissait l’âme toute pure de cette enfant, et donnait parfois à sa physionomie une expression mystique comme en ont les figures des vierges. Tout en elle respirait la vertu, la douceur, la bonté.

La beauté et la vertu de cette jeune fille avaient traversé les forêts, les lacs, les montagnes, et dans les tribus les plus éloignées on en parlait sans avoir vu la jeune huronne. Aussi, sa renommée était-elle venue aux oreilles d’un jeune chef Iroquois surnommée « l’Araignée » qui avait juré d’en faire sa femme. Nous verrons bientôt comment il comptait accomplir son serment.

Voici d’abord comment il avait entendu parler de la belle huronne.

Deux années auparavant, un Italien était venu au pays des Hurons pour y trafiquer. Il avait vu Marie et avait été frappé de sa beauté. Du pays des Hurons il s’était rendu chez la nation Iroquoise dont il avait su s’attirer les bonnes grâces en faisant à ses chefs de riches présents. Au jeune chef, l’Araignée, il avait parlé de la belle huronne qu’il avait appelée « Madonna ». L’Araignée s’était de suite épris de la jeune fille sans la connaître, et comme l’Italien il l’avait appelée Madonna.

Marie et Jean Huron formaient donc un couple fort bien assorti non seulement sous le rapport du physique, mais plus encore par l’éducation religieuse et intellectuelle qu’ils avaient reçue de Jean de Brébeuf. Celui-ci avait depuis longtemps souhaité leur union, et après les avoir fiancés il espérait bientôt les unir pour la vie. Dans sa pensée ce serait une génération nouvelle qui se trouverait toute acquise à la religion du vrai Dieu, et les générations suivantes finiraient par faire de ces peuplades barbares et païennes des nations tout aussi chrétiennes et policées que celles de l’Europe. Cette vision et cet espoir redoublaient son ardeur dans l’action.

Après un long silence entre les deux fiancés, Jean reprit la parole :

— Marie, je pense que l’Araignée ne te convoiterait pas si tu étais ma femme.

— Je le pense aussi, répliqua la jeune fille qui ne contrariait jamais son amant.

— L’Araignée s’est vanté qu’il te prendrait pour femme en déclarant qu’il ne voulait qu’une vierge ; alors quand tu seras devenue ma femme il ne te désirera plus !