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JEAN DE BRÉBEUF

Lorsqu’il traversa la bourgade pour réintégrer son domicile, la nuit tombait rapidement, et malgré l’obscurité les sauvages qu’il croisa sur son chemin remarquèrent sur les traits du Père Noir une expression de grande joie. Ils se dirent la chose à voix basse et se réjouirent. Notre nature humaine nous porte à subir l’impression qui se produit sur le visage de ceux avec qui nous sommes en communication : un visage triste nous attriste, un visage heureux ou seulement jovial nous égaye. La nature végétale subit le même phénomène : voyez comme la prairie en fleurs palpite de vie et de joie sous un soleil radieux, puis voyez comme elle s’assombrit et s’attriste lorsque le soleil s’éclipse sous les nuages. La nature de l’indien est plus encline que celle de l’homme civilisé à recevoir l’empreinte des physionomies extérieures, peut-être parce qu’il vit plus rapproché de la nature végétale : si la forêt chante, il s’égaye ; si elle mugit, il s’émeut ; si le ciel s’assombrit, il s’afflige. Jean de Brébeuf, connaissant ses Hurons, s’efforçait de conserver toujours une figure sereine et de donner à ses lèvres le sourire content. Il domptait ses inquiétudes, ses craintes, ses soucis, ses chagrins, ses troubles, et sur les traits de son visage se manifestait toujours le reflet d’une âme toute remplie de joie et de sérénité. Cette joie et cette sérénité d’ailleurs étaient toujours en lui, de même qu’elles sont en ceux qui vivent sans cesse en contact avec Dieu.

Au moment où il traversait la petite place qui s’étendait devant la chapelle, Jean Huron l’aborda et dit :

— Père, je désire vous entretenir.

— Bien, mon enfant. Je devine, ajouta-t-il avec une affectueuse tendresse, que des soucis assiègent ta pensée et ton cœur. Mais regarde le firmament comme il est clair et ces étoiles qui s’allument, et vois comme on est heureux là-haut ! Emplis ton regard de tous ces astres étincelants qui naissent à mesure que s’étend sur la terre le voile de la nuit, laisse leurs rayons pénétrer dans ton esprit, laisse tes yeux briller comme ils brillent, élève ton cœur, et les soucis se disperseront comme les nuages se dissipent sous les rayons du soleil, ton cœur se réjouira, ton esprit s’illuminera, et plus rien d’obscur ne t’inquiétera ; car là, parmi ces étoiles, là, dans ce velours bleu du ciel, Dieu regarde et te voit, il te sourit et te bénit ! Viens, mon enfant, viens me confier tes chagrins ou tes inquiétudes, et si je ne parviens pas à les chasser, je veux les partager avec toi et en prendre la plus large part.

Ah ! que de telles paroles faisaient du bien à cet enfant des bois, à ce néophyte si cher au cœur du missionnaire ! De fait, il se trouvait à demi soulagé. Aussi, son regard sombre s’illumina-t-il tout à coup comme l’étoile, et, déjà apaisé, le jeune indien suivit le Père Noir, et tous deux l’instant d’après pénétraient dans une belle salle toute tendue de riches fourrures que les sauvages avaient données en présent à leur pasteur.

L’ameublement était pauvre et mince : un pupitre fait d’un tronc de chêne fendu en deux, sur lequel étaient une écritoire et quelques livres, un escabeau près de cette table de travail rudimentaire, et une petite bibliothèque en rotin, habilement travaillée par Jean Huron, qui contenait une vingtaine de volumes. Un foyer de pierre donnait, en hiver, la chaleur nécessaire. Pour tout décor, un grand crucifix de plâtre était accroché au mur faisant vis-à-vis à la table de travail. Cette table se trouvait placée à deux pas de l’unique fenêtre de la pièce ; c’était une petite ouverture d’environ deux pieds carrés que fermait une peau de cerf tannée. Mais cette peau était le plus souvent relevée pour laisser entrer la lumière du jour ou la fraîcheur de la nuit. La salle était située du côté de la palissade qui se dressait devant la forêt, c’est-à-dire du côté est de la bourgade. Contiguë à la salle et du côté ouest était la chambre du missionnaire, percée également d’une petite ouverture par laquelle on apercevait la chapelle. Au fond, c’est-à-dire du côté nord, se trouvaient la cuisine et deux petites chambres, dont celle de Gaspard Remulot qui cumulait les fonctions de chasseur, de sacristain et de cuisinier. En guise de portes on avait accroché des peaux d’ours d’un noir brillant et soyeux.

À l’entrée du missionnaire l’obscurité régnait dans la salle. Au fond, un mince filet de lumière passait sous la peau d’ours qui fermait le passage de la cuisine d’où partaient des bruits d’ustensiles et un joyeux pétillement de flammes. On pouvait aussi entendre Gaspard apprêtant le