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JEAN DE BRÉBEUF

chapelle, renversant sur son passage deux ou trois bandes d’Iroquois, entra, verrouilla la porte et s’élança vers le tabernacle. En peu de temps il eut pris les saintes espèces. Puis il les enveloppa pieusement dans un linge et les dissimula dans un trou à côté de l’autel. Il achevait de combler le trou de terre, lorsque la porte de la chapelle tomba sous la hache des Iroquois.

— Prenez le rugit l’Araignée qui venait en tête.

Debout au milieu de la chapelle, calme et souriant Jean de Brébeuf dit :

— Allons, mon fils, je vois que tu as la partie. Mais il en est une autre que tu ne tiens pas encore…

Et d’un geste grave et imposant il montra le ciel.

L’Araignée fit entendre un grognement sourd et désigna encore une fois le missionnaire à ses guerriers qui se jetèrent sur lui avec des cris de fureur. Ils firent pleuvoir sur ses larges épaules qui ne ployèrent pas, une grêle de coups de tomahawks, puis ils lui lièrent les mains derrière le dos à l’aide d’une mince lanière de peau de cerf. Et ils serrèrent si fort que le sang jaillit des poignets.

Puis la bande hurlant comme des dogues enragés entraîna le prisonnier dehors, pendant qu’un sauvage porteur d’une torche résineuse mettait, le feu à la chapelle.

Tout le village retentissait des cris de victoire des iroquois. D’un coup de tomahawk sur la tête, ou d’un coup de couteau au cœur ils achevaient des blessés qui avaient échappé à leurs regards farouches, puis avec une dextérité prodigieuse ils enlevaient la chevelure de ces cadavres pour l’accrocher ensuite toute dégouttante de sang à leurs ceintures. De toutes parts la neige était rougie de sang qui fumait en se congelant. Le soleil se leva radieux sur cette scène horrible. Des cadavres de femmes mises à nu gisaient çà et là percés de coups, mutilés. Des enfants apparaissaient éventrés, et l’horreur et l’épouvante étaient marquées sur leurs visages. Des membres de corps humains, et des têtes aux yeux hagards et horrifiés séparées du tronc étaient éparpillés çà et là. Des chairs sanglantes palpitaient encore. Et autour de ces cadavres, de ces chairs, de ces membres humains, des bandes de sauvages dansaient en hurlant.

L’Araignée, son prisonnier et son escorte traversèrent cette scène hideuse pour gagner l’autre extrémité du village où se trouvait le plus gros de la bande sanguinaire. Mais vers le milieu de la bourgade l’escorte se heurta à une troupe qui traînait aussi à sa suite un prisonnier : c’était Gabriel Lalemant.

Pâle, tout taché du sang des blessés qu’il avait secourus, tremblant sous le froid piquant du matin, le jeune missionnaire jeta à Jean de Brébeuf un regard éperdu. Droit, ferme, impassible, ce dernier souriait doucement à son assistant. Devant cette force et ce courage, Gabriel Lalemant se raidit.

— Mon fils, dit Jean de Brébeuf, le jour de gloire est arrivé… Hosanna !

Les sauvages poussèrent brutalement les deux missionnaires vers la porte de la palissade.

L’Araignée jeta un nouvel ordre. Aussitôt une cinquantaine de sauvages armés de torches coururent aux cabanes et mirent le feu partout. Cinq minutes après toute la bourgade brûlait. Les Iroquois jetaient les morts dans le brasier en hurlant de joie, et souvent ceux qu’ils croyaient morts étaient vivants encore, et dans les tortures du feu ils trouvaient la force de pousser un dernier cri de souffrance. À un moment la chaleur devint si intense qu’il fallut évacuer la bourgade. Alors l’Araignée donna l’ordre de reprendre le chemin de Saint-Ignace.

Les deux missionnaires furent séparés : Gabriel Lalemant fut entraîné à l’avant de la colonne, et il était escorté de six démons qui ne cessaient de l’injurier.

Jean de Brébeuf venait à l’arrière avec l’Araignée. Derrière le missionnaire marchaient quatre Iroquois, le tomahawk à la main, prêts à massacrer le Père Noir s’il faisait mine de prendre la fuite à travers bois.

— Le Père Noir est-il content ? interrogea ironiquement l’Araignée.

— Oui, je suis content, mon fils, parce que c’est la volonté de Dieu, et, tu vois, je ne me plains pas ! Mais toi, je te plains, parce que même dans ton triomphe tu es mécontent !

— Comment le sais-tu ? demanda l’indien avec colère.

— Parce que je lis dans ton âme !

Et Jean de Brébeuf plongea son regard