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JEAN DE BRÉBEUF

vage était hérissé de rochers de toutes formes et de toutes dimensions. Les uns étaient blancs comme une écume de mer, d’autres rouges comme des porphyres, d’autres étaient d’un bleu d’horizon, d’autres verts, jaunes, noirs. Plusieurs étaient si bien polis par les pluies et les vagues que les rayons du soleil en s’y posant les faisaient miroiter comme des pierres précieuses. Mais pris dans leur ensemble ils présentaient un caractère sauvage et désertique qui pouvait les faire prendre pour des êtres fantastiques et barbares qui défendaient l’approche de ces rives tranquilles.

Mais çà et là se frayait une ouverture sur une grève à pente douce s’élevant jusqu’à la forêt toute proche, qui invitait par la fraîcheur de son temple, par les senteurs capiteuses de son atmosphère, par la douceur de ses mousses veloutées qu’à distance on aurait dit un tapis luxueux tissé par les mains magiques d’une nymphe mystérieuse.

L’homme qui regardait ce décor de sa longue-vue parut enchanté. Il se tourna vers le personnage assis à l’arrière et dit, montrant la plage :

— Père, voyez : il y a là un endroit facile d’atterrissage ; un sable jaune comme un or, une mousse douce comme un lit moelleux et une clairière abritée par les rameaux des pins.

— Oui, répondit avec un sourire serein l’homme noir, l’endroit est exquis. Voilà encore comment se manifestent la puissance et la bonté de Dieu ! Sur les mers immenses il a posé çà et là des îles où le navigateur trouvera contre la tempête un abri pour son navire ; dans les déserts de sables arides il a dessiné des oasis qui sont comme les îles de l’océan et où le voyageur harassé peut se reposer ; ici, parmi ces bois et ces monts il a créé des asiles qui, sur le dur chemin que nous parcourons, sont comme des auberges avenantes qui nous ouvrent leurs portes. Bien, Jean, ajouta cet homme en regardant l’indien qui venait de suspendre ses avirons pour regarder le rivage, pousse vers ce point qui nous invite avec tant de bienveillance.

L’indien reprit ses avirons. Rapidement la pirogue fila vers le rivage. Déjà les trois voyageurs sentaient la fraîcheur des bois sur leurs fronts brûlants. Déjà leurs narines aspiraient les douces senteurs de résine qui allégeaient les poumons suffoqués par la chaleur. Puis l’embarcation glissa doucement et sans heurt sur un sable doux et fin comme une farine de maïs.

Mais à l’instant même où le premier voyageur allait sauter joyeusement sur la plage, les jeunes pousses et les herbes hautes qui bordaient la clairière s’agitèrent faiblement, et entre les troncs énormes des sapins apparurent des êtres humains rampant sur les mains et les genoux ; la mousse épaisse d’ailleurs aurait étouffé le bruit de leurs pas. De ces êtres on ne vit d’abord que des faces anguleuses, cuivrées, bariolées de couleurs diverses, encadrées de longs cheveux noirs et luisants, avec des bouches, ou plutôt des gueules énormes exhibant des dents blanches et carnassières. Puis des têtes emplumées surgirent, de grands corps nus, d’un aspect félin, cuivrés et tatoués étrangement, se haussèrent au milieu des pousses. Et aux yeux surpris des trois voyageurs dix indiens tendirent leurs arcs après avoir jeté ce cri :

— Ock !…

Ils pointaient leurs flèches redoutables.

Le chasseur, après le premier choc de surprise, apprêta vivement son arme à feu.

— Inutile, mon ami, prononça doucement l’homme en robe noire.

Le chasseur se retourna surpris.

Il vit l’homme noir debout à l’arrière de l’embarcation, et cet homme, loin de trembler de peur, était tranquille et souriait candidement.

— Inutile, Gaspard, reprit-il ; car avant que tu n’aies épaulé ton arme à feu, dix flèches nous auront transpercés.

Rapidement il tira de sa ceinture son crucifix d’acier éclatant, l’éleva vers les Indiens déjà impressionnés par le calme de cet homme, et cria en langue sauvage :

— Allez ! mes amis, percez, si vous l’osez, le cœur de Celui qui vient vous offrir la vie !

L’homme noir haussa encore sa haute taille, il éleva davantage son Dieu.

Une seule flèche partit de l’un des dix arcs tendus, elle partit parce que la main qui tenait l’arc et la flèche avait tremblé. La flèche fendit l’espace avec la rapidité de l’éclair, elle siffla vers le crucifix, volant en droite ligne… mais, chose étrange, avant de toucher la croix qui étincelait mystérieusement sous les feux du ciel, elle dévia de sa course, décrivit une courbe gra-