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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

chot, la jeune femme de ce dernier conserva celui de Chouette.

La jeune femme avait connu et aimé Louison deux années avant son mariage avec Flandrin Pinchot. Après son mariage, elle le traita avec autant de tendresse que s’il eût été son propre fils, et lui, Louison, apprit bientôt à aimer cette jeune femme comme il aurait aimé sa mère.

Maître Jean connaissait à peu près tous les antécédents de cette petite famille ; mais, tout comme les parents adoptifs de Louison, il ignorait de ce dernier complètement l’origine. D’où pouvait donc venir cet orphelin ? Pinchot, qui n’était pas très curieux, ne se l’était peut-être jamais demandé. Mais Maître Jean, lui, dès le premier jour où il avait vu Louison, s’était posé cette question. Puis, avec le temps qui passe, la question lui revenait sans cesse et avec toujours plus d’insistance. C’est que Maître Jean avait de suite trouvé une ressemblance à cet adolescent… une ressemblance qui lui avait rappelé de doux et cruels souvenirs à la fois. Louison, on s’en doute, n’avait nullement les traits de ses parents adoptifs. Il possédait des traits plus fins, plus délicats. Il avait en outre les cheveux d’un blond doux, tandis que Pinchot avait les cheveux noirs et rudes et que sa femme portait des cheveux d’un brun très fort. La différence était frappante entre Louison et le marmot né de Pinchot : le jeune enfant avait la crinière de son père, épaisse et noire. Au surplus, Louison était d’un tempérament tout à fait différent encore de celui de Pinchot et sa femme. Ceux-ci étaient plutôt loquaces, gais et rieurs. Louison était quelque peu taciturne, et souvent ses traits se recouvraient d’une douce mélancolie. Autre différence notable : Pinchot et sa femme, nés tous deux du peuple et sans instruction, possédaient des manières grossières, c’est-à-dire de ces manières de sans-façon et de laisser-aller ; tandis, au contraire, qu’on remarquait chez l’écolier, une dignité de maintien, une retenue dans le langage, et, en général, une certaine distinction de manières. Il est vrai que Louison allait au collège depuis près de quatre ans et qu’il y acquérait l’instruction et les manières. N’importe ! cet orphelin tracassait l’esprit de l’ancien boulanger, et celui-ci se promettait de tout faire pour déchiffrer l’énigme qui l’intriguait.

Pour en revenir à notre récit, Maître Jean arrivait donc, ce matin de mai 1674, dans une maison qui était comme la sienne. Comme nous avons vu, il y était reçu comme le meilleur des amis, sinon comme un bon vieux père qu’on aime et qu’on vénère.

Il avait accepté la bergère offerte, déposé son chapeau sur le plancher près de son siège et gardé sa canne à pomme d’or sur laquelle il tenait ses deux mains appuyées. Dans cette posture, il considérait avec un regard attendri cet intérieur qui lui paraissait le plus heureux du monde. Maître Jean voyait là l’image du parfait bonheur, même dans cet humble logis où la richesse et le superflu n’existaient point. Ce qui lui faisait penser qu’on peut vivre heureux sans posséder nécessairement des coffres bourrés d’écus d’or et d’argent. Là, un homme aimait sa femme et ses enfants ; là, une jeune femme chérissait son mari, ce qu’on ne voit plus guère dans nos sociétés modernes avec la femelle émancipée. Et Maître Jean, en contemplant ce tableau charmant et comme enluminé, se souvenait peut-être d’un passé où le même charme et le même bonheur avaient présidé à son existence. Hélas ! les infortunes et les malheurs étaient survenus… Oh ! comme il souhaitait, en son tréfonds, que ces deux braves cœurs qui l’accueillaient avec tant de respect et d’amitié fussent dans l’avenir exempts des orages et des tempêtes que lui avait traversés !

Tandis que Pinchot achevait de passer ses jambières de cuir noir, Maître Jean demeurait rêveur.

Enfin, Pinchot se dressa sur ses hautes jambes et dit à sa femme :

— Chouette, il faut servir à Maître Jean une tassée de vin. Moi, je me contenterai peut-être rien que d’une miche de pain. Je devrai manger sur le pouce, si je ne veux pas être en retard à mon poste au Château.

La jeune femme s’empressa d’obéir aux ordres du maître.

Pinchot s’étira, bailla sans cérémonie et alla s’asseoir près de Maître Jean, disant :

— J’aurais bien dormi une autre petite heure…

Maître Jean esquissa un sourire, mais garda le silence. La Chouette, près d’une table bien garnie plus loin, préparait du vin et un léger goûter.

Le vieillard qui la regardait faire, dit :

— Pour moi, Chouette, le vin me suffira… je dois avouer que je n’ai pas faim… pas la moindre faim.

— En ce cas, Maître Jean, voici votre vin…

La jeune femme apporta vivement une grande tasse de pierre remplie d’un beau vin rouge. Puis, elle retourna à la table pour revenir ensuite avec une autre tasse de vin et un morceau de fromage étendu sur une tranche de pain qu’elle servit à son mari. Maître Jean, toujours silencieux, se mit à déguster lentement son vin. Pinchot vida d’abord la moitié de sa tasse, puis se mit à manger son pain et son fromage à bouchées énormes.

Après un moment de silence, le vieillard reprit l’entretien. Il avait tout à coup perdu son sourire suave, ce qui était assez rare.

— Pinchot, mon ami, dit-il sourdement et d’une voix qu’on aurait dit émue, je désire te demander un éclaircissement… ou plutôt je voudrais que tu satisfasses autant que possible à ma curiosité.

Flandrin Pinchot avait levé un œil lourd et surpris sur le visage devenu grave de son visiteur, puis il avait interrompu son mâchonnement pour demeurer l’air interrogatif.

— Je n’ai pas l’habitude de faire le curieux, reprit Maître Jean en retrouvant une ombre de son sourire, et c’est pourquoi tu sauras me pardonner si, pour une fois, j’ai l’air d’être indiscret. Depuis longtemps, tu le sais et ta femme aussi, je m’intéresse à ton fils adoptif, et tu t’imagines bien encore que je l’aime comme s’il était de mon sang. Veux-tu me dire son histoire… ou plutôt son origine ?

La surprise de Pinchot parut se muer en une sorte d’hébétement comique.