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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

mes ordres en tout temps, du moment que Monsieur le Comte ne requiert point vos services…

— Madame, répondit l’un des deux hommes en s’inclinant avec cérémonie, moi, Zéphir Savoyard, je me déclare prêt à me damner si vous m’en donnez l’ordre !

— Et moi, Madame, fit l’autre à son tour, moi, Polyte Savoyard, frère jumeau de mon frère jumeau Zéphir, je me déclare prêt à me damner si vous m’en donnez l’ordre !

— Non pas, mes amis, sourit la jeune femme, je ne veux pas être responsable de votre damnation, Dieu m’en garde ! Je ne vous demande qu’une chose toute simple : me débarrasser à tout jamais de l’homme qui vient de sortir d’ici !

— Ah ! ah ! ce Flandrin ?

— Oh ! oh ! cette canaille ?

— Comme vous voudrez l’appeler, mes amis, ça m’est égal. Mais je vous le dis, je ne veux plus le retrouver sur mon chemin !

— C’est-à-dire, Madame, que vous désirez le donner en pâture aux corbeaux.

— Ou aux loups, Madame… Nous ferons ainsi que vous le désirez, compléta Polyte.

— Oui, mais êtes-vous bien certains, reprit la jeune femme avec quelque doute, que vous pourrez remplir votre mission avec succès ? Car il faut bien reconnaître que vous n’êtes pas très très solides sur vos jambes.

— Pardon, Madame, répliqua Zéphir Savoyard, je vous assure que mes jambes sont solides. Si vraiment vous me voyez titubasser, ça doit être la faute d’un courant d’air dans votre salon.

— Et moi, Madame, surenchérit l’autre, s’il est vrai que mon frère Zéphir a dit vrai, ça doit être le même courant d’air qui me fait aller de droite à gauche et de gauche à droite.

Les deux individus avaient parlé avec l’air le plus sérieux du monde.

— C’est bon, sourit encore la jeune femme, admettons que c’est un courant d’air. Dehors, néanmoins, sous la pluie et dans le vent, je compte que vous saurez retrouver tout votre aplomb.

— Et notre coup d’œil, Madame.

— Et aussi notre coup de rapière.

— Allez donc et ne perdez pas de temps.

Se soutenant du coude et de l’épaule, les deux gaillards marchèrent à la porte, que venait d’ouvrir la jeune femme, et sortirent.

Dehors, on aurait pu les entendre échanger ces paroles :

— Voyons ! marquis, sacre-de-diable ! marchez droit !

— Et vous, duc, sacre-de-roi ! tenez-vous ferme !

La jeune femme avait de suite refermé sa porte. Et, debout, droite et immobile près de cette porte, elle parut réfléchir quelques instants. Puis elle murmura :

— S’ils allaient manquer leur coup et se faire pourfendre par Flandrin, car Flandrin les vaut bien tous les deux !…

Soudain, elle introduisit sa fine main dans son corsage, parut tâter quelque chose et dit encore :

— J’ai ma dague…

Elle courut à son écharpe rouge qu’elle posa sur sa tête pour en nouer les coins sous son menton. Elle jeta ensuite sa mante sur ses épaules et murmura avec un accent d’énergie remarquable :

— Oui, oui, s’il le faut, je leur prêterai main-forte. Oh ! par tous les saints du Ciel ! il faut que ce maudit Flandrin cesse d’exister !


XXII

UN COMPLOT DE CHANTAGE.


Avant de suivre ces trois personnages et Flandrin et avant de revenir à Maître Jean que nous avons vu se diriger vers son logis pour s’y armer, et, enfin, pour nous tenir dans la marche méthodique des événements, il importe d’assister à une scène qui se passait dans un endroit de la basse-ville que nous connaissons déjà, nous voulons parler de la cambuse du mendiant Brimbalon.

Nous trouvons le bonhomme avec l’individu à demi-ivre qu’il avait emmené chez lui, et tous deux se trouvent attablés devant une cruche d’eau-de-vie.

Ce visiteur du mendiant, ou, si l’on aime mieux, l’hôte du père Brimbalon est un trappeur canadien. Il parait âgé d’une quarantaine d’années. Il est courtaud, cagneux et porte toute sa barbe qui est d’un noir d’encre. Dans le fouillis embroussaillé des poils de la barbe et de la moustache on peut apercevoir un sourire niais et qui semble éternel. Entre deux rasades prises en silence, le mendiant lui demanda :

Et tu ne sais pas son nom à cette princesse de la rue du Palais, laquelle t’achète, pour le compte de Sa Très Haute Excellence Monsieur le Comte de Frontenac, trente peaux de Castors, douze peaux de martres et huit de renards noirs pour le prix de douze carafons d’eau-de-vie ? Heu ! heu ! heu !…

L’autre branla la tête d’une façon qui pouvait signifier qu’il ne savait pas ce nom de la princesse et que, d’ailleurs, la chose lui importait peu.

— Ma foi, mon vieux, reprit le mendiant, il faut que tu sois pas mal maillet pour ne pas sentir la curiosité de savoir le nom d’une jeune et belle femme. Quoi ! tu te moques donc des angéliques faveurs d’une jolie femme ? Et j’ajoute que quand une femme est jeune et jolie, elle doit porter un joli nom aussi. C’est donc bien sérieux et vrai que tu ne sais point son joli nom ?

— Non… sais pas.

— Tu es bête. Et si un jour tu t’avisais de vouloir réclamer ?

— Réclamer quoi ?

— Dame ! ton dû. Car si tu ne restes pas sempiternellement bête, et si tu n’as point l’intention ni le désir qu’on t’enterre au jour de la mort dans ta peau de bête, il faudra bien que tu réclames ce que la belle te vole sur tes pelleteries.

La belle me vole ?… fit le trappeur avec le même sourire idiot.

— Pour sûr et certain. Pardi ! si seulement tu te donnais la peine de penser un tant soit peu… Vois-tu, rien que tes peaux de castors doivent valoir pour le moins un écu de cinq livres piè-