Aller au contenu

Page:Féron - L'aveugle de Saint-Eustache, 1924.djvu/14

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
12
L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

cela faisait son affaire. Enfin, lorsque le cabaret était vide, maître Moulin, philosophe avant tout, donnait ses ordres à Toinon, sa servante, à Philibert, son garçon d’écurie, avalait un bon verre de genièvre, allumait tranquillement sa pipe, et au fond d’un large fauteuil en face de l’âtre pétillant, il somnolait béatement.

Ce jour-là, à peu près à l’heure où Félix Bourgeois et sa sœur Olive avaient tenté de corrompre les gars du père Marin, l’aubergiste fut brusquement tiré d’un bon somme par l’entrée bruyante de deux gaillards qui ne semblaient pas prendre beaucoup de cérémonies.

— Holà ! père Moulin, réveillez-vous ! clama une voix jeune et joyeuse.

— Hé ! père Moule, fit une autre voix non moins jeune et non moins joyeuse, votre feu s’éteint ! Il n’y a donc plus de bois dans votre hangar ?

— Eh ben ! eh ben ! qui est-ce que c’est q’ça ? demanda le cabaretier en se mettant debout et en frottant ses gros yeux bouffis de sommeil.

— Eh ben ! eh ben ! c’est nous autres ! répondit la première voix en imitant l’accent enroué de l’aubergiste.

— C’est qu’il ne reconnaît plus ses amis, cette vieille Moule ! dit le second gaillard en allongeant une forte tape sur le bel abdomen de maître Moulin.

L’aubergiste lança un « Ho » retentissant, se tapota le ventre, écarquilla les yeux… Un large sourire entr’ouvrit ses lèvres épaisses et il murmura :

— Tiens ! tiens ! des gens de Sainte-Rose ?…

— À la bonne heure, père Moulin. On reconnaît donc enfin son p’tit Gusse ?… Oui, Gusse Dupont…

— Mais oui, mon p’tit Gusse, on sait bien que je te reconnais, répondit le cabaretier avec son meilleur sourire. Il ajouta, fixant l’autre gaillard :

— Tiens ! c’est Le Frisé qu’est avec toi ?

— Tu l’as dit, mon vieux Moule, s’écria l’autre en riant, c’est Le Frisé… Le Frisé pour te servir… non, je me trompe, pour boire ton vin…

Deux autres rires se mêlèrent au rire de ce dernier, pendant qu’on échangeait des poignées de mains…

Ces deux garçons, qui prenaient chez maître Moulin des airs de chez-eux, étaient d’une trentaine d’années chacun. Courts, trapus, robustes, le teint bruni par le soleil des champs et les vents de l’hiver, ils représentaient tous deux la force dans toute sa vigueur. Tous deux portaient le costume du pays de cette époque : vêtements d’étoffe grise, bonnets de laine bleue sur la tête, et « bottes sauvages » aux pieds.

Celui que le père Moulin avait appelé Le Frisé devait ce surnom à ses longs cheveux noirs touffus et frisés comme une laine de mouton. De son vrai nom il s’appelait Médard Lafleur.

Auguste Dupont et Lafleur étaient fils de cultivateurs. Ils formaient tous deux une paire d’amis inséparables, et tous deux étaient doués d’une âme fortement trempée, d’un caractère énergique, d’un courage à toute épreuve.

En dépit de leurs façons fanfaronnes, c’étaient deux garçons de cœur et de générosité qui, pour le mot « famille » ou le mot « patrie » eussent affronté les pires dangers. Mais c’étaient aussi deux « bons vivants » aimant, à son heure, le petit coup de vin, la chanson et le rire.

Donc, le père Moulin, que l’un de nos amis appelait sans façon « Vieille Moule », se faisait déjà tout pliant devant ses deux nouveaux clients. Car il faut dire aussi que durant une partie de la matinée l’auberge avait regorgé de buveurs. Puis, peu à peu elle s’était vidée, et maître Moulin en avait profité pour dormir son somme. Et, reposé, à présent, il était tout prêt à se mettre en quatre du moment qu’il flairait de la monnaie quelque part.

Après avoir serré la main aux deux amis il demanda :

— Mais dites-moi donc, mes gaillards, ce qui vous amène ?

— La soif, d’abord ! répondit gravement Dupont.

— La faim, ensuite ! ajouta Le Frisé. En sorte que…

— En sorte que, interrompit le cabaretier, je puis vous servir l’un et l’autre, et de mes meilleurs !

— À propos, mon cabaretier, reprit Dupont, tu permets qu’on ôte nos froques ?

— Mais on sait bien… Faites comme chez vous.

— Beau dommage ! répliqua Le Frisé. Et puis, tu ne sais pas le reste…

— Eh ben ! quoi ?

— C’est qu’on est des gens de condition aujourd’hui.

Et Le Frisé prit une pose exagérée pour ajouter :

— On entend être traités en conséquence, tu sais, dans ton auberge…

— Tout à votre service, messieurs, répondit maître Moulin quelque peu impressionné par les airs de grandeur que se donnaient nos deux gaillards. Puis il pensa : Ces imbéci-