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Page:Féron - L'aveugle de Saint-Eustache, 1924.djvu/32

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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

tourna, et constata avec satisfaction qu’il n’était pas suivi.

— Allons ! se dit-il, ces braves ont été trop surpris ou trop couards… Je n’ai donc rien à craindre.

Et il modéra l’allure de son cheval. Il se mit ensuite à considérer avec curiosité l’étrange fardeau qu’il portait avec lui. Il n’en pouvait voir la tête qui demeurait enveloppée dans un châle de laine noire. Il n’était pas facile pour le jeune homme qui d’une main guidait son cheval et de l’autre soutenait la forme inerte de chercher à reconnaître qui était la victime des ravisseurs inconnus. Mais le jupon d’étoffe grise, les gros bas de laine blanche, les souliers en forme de galoches, le tout très propre malgré sa grossièreté, lui firent constater que cette personne était une paysanne. Ce fut donc avec une curiosité bien compréhensible qu’il atteignit sa petite maison, qu’on pouvait apercevoir du chemin, maintenant que les peupliers demeuraient dépouillés de leur épais feuillage.

L’instant d’après, Jackson avait déposé son fardeau sur un canapé placé près de la cheminée.

Le soir tombait.

La maisonnette n’avait que trois pièces apparentes : une salle servant de cuisine et de réfectoire, une sorte d’étude et une chambre à coucher. Tout était rustique et rudimentaire. Tout dénotait l’habitation de l’anachorète et du travailleur. Pour le temps de sa mission en Canada, Jackson avait préféré se mettre chez lui bien modestement, puisque c’était temporaire, que de vivre chez les autres.

Tirant l’animal après lui, le jeune homme fît le tour de la maison pour s’arrêter devant une porte percée dans le mur opposé. Cette porte ouverte, il fit entrer sa monture dans une pièce qui servait d’écurie. D’un côté, une salle, de l’autre, un peu de foin et quelques sacs d’avoine. Ainsi, l’homme et l’animal vivaient, sans que nul s’en doutât, sous le même toit.

Lorsque Jackson réintégra l’appartement qu’il habitait, sa surprise fut énorme d’apercevoir, près du foyer dans lequel flambait un grand feu, et dans l’ombre plus dense de la salle, une silhouette féminine qui, penchée vers les flammes, semblait goûter avec délice la douce et bonne chaleur. Ayant refermé la porte sans bruit, il s’arrêta et se prit à considérer avec extase le tableau que découpaient à coups de flèches vermeilles les lueurs de l’âtre.

La jeune fille demeurait inclinée en avant. Son bras gauche s’appuyait sur la corniche de la cheminée, sa main droite reposait sur le dossier d’une chaise. Tout un côté de son visage s’illuminait et les mèches tombantes de ses cheveux blonds jetaient des reflets d’or. La joue droite était très rouge, et Jackson croyait y voir comme un léger duvet d’argent. Le cou blanc se rosissait un peu aux lueurs de l’âtre. La taille qu’on devinait légère et souple, était exquisément modelée sous les vêtements épais et rudes. Jackson dévorait du regard la petite main, bien fine, bien rose, qui demeurait inerte sur le dossier de la chaise. Tout dans la pose pensive de cette jeune fille était d’un charme, d’une saveur, d’une poésie que l’Américain n’avait pas encore rêvée. Il éprouva comme un sentiment d’orgueil en découvrant soudain son intérieur si modeste, si humble, embelli d’un si puissant et grandiose tableau.

— Ah ! si elle était à moi !… pensait-il en frémissant.

Mais nulle pensée mauvaise n’avait effleuré son esprit. Car il aspirait tout autour de lui comme un souffle pur qui vivifiait son cerveau et sa pensée. Sans qu’il eût pu mettre encore un nom sur cette ombre qui rayonnait sous ses yeux, il sentait néanmoins qu’il aurait pu l’aimer, l’adorer… Et déjà son imagination vive lui faisait entrevoir la possibilité de l’amour… cette femme inconnue semblait lui apparaître comme la compagne de son foyer…

Mais à ce moment cette blonde vision fut traversée par l’ombre d’une autre femme… une femme à laquelle il pouvait cette fois donner un nom… une femme qu’il connaissait bien… Oui, Olive lui apparut, grande, élancée, élégante, hautaine un peu, mais si charmante quand elle voulait, si distinguée… Hélas ! elle avait un si vilain caractère… non pas qu’elle fût méchante au fond, mais l’éducation reçue… sans la mère qui en donne les premières et durables leçons. Car Olive avait perdu sa mère dès le bas âge. Elle avait été élevée au hasard, par un père qui n’avait pas toujours le temps d’y voir de près. Et elle avait poussé un peu tortueuse, avec au fond, tout au tréfonds, un cœur et une âme qu’on pouvait encore redresser. Jackson — songeait à tout cela, et il ne pouvait s’empêcher de sourire… de sourire au portrait d’Olive que son esprit se plaisait à repeindre à l’improviste. Oui, sans vouloir se l’avouer, et tout en cherchant des prétextes, des raisons, des causes quelconques de la haïr, Jackson aimait toujours cette fille qui s’était un jour dévoilée à lui si méchante, si haineuse ; il l’aimait toujours, et son cœur s’emplissait de désespoir