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Page:Féron - L'aveugle de Saint-Eustache, 1924.djvu/36

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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

L’apparition de Jackson avait causé un grand étonnement. Plusieurs avaient murmuré tout bas ce nom :

— L’Anglais !…

Mais ils furent bientôt fort émerveillés de son ardeur à combattre l’incendie, de sa force et de sa souplesse. La première personne que Jackson reconnut dans cette masse sombre et agitée fut Albert Guillemain. En quelques mots l’Américain mit le fiancé de Louisette au courant de ce qui s’était passé entre lui et la jeune fille.

— Merci, monsieur Jackson, répondit Guillemain, le cœur joyeux. Dès que tout danger sera disparut ici, nous irons chercher ma fiancée.

Et les deux hommes s’étaient mis au travail.

Jackson avait grimpé sur un toit voisin qui venait de prendre feu, et après un rude travail il avait réussi à vaincre l’élément destructeur. Il demeurait sur ce toit et versait les seaux d’eau qu’on lui montait afin de ne plus donner aucune prise aux flammèches qui tombaient.

C’est à ce moment qu’Olive Bourgeois arriva. Elle évita de pénétrer dans le cercle de lumière décrit par les flammes. Protégée par l’ombre d’une maison, elle regardait, immobile, le tableau sinistre qui se dessinait à ses yeux. Et tremblante, livide, la rage au cœur, elle combinait déjà en son cerveau enfiévré de sombres projets de vengeance.

Comme tous les Patriotes, elle vit sur le parvis de l’église l’étonnante silhouette de l’aveugle, et elle murmura :

— Ô toi, qui te réjouis de l’œuvre de ces barbares, prends garde !… Je te ferai pleurer, moi, des larmes de sang !…

Puis son regard par ricochet alla de l’église à la maison de son père, que le feu dévorait, et sur un toit voisin, elle aperçut Jackson.

Sur le coup, elle éprouva un vertige… elle pouvait à peine croire ses yeux ! Lui… là… avec les Patriotes… un incendiaire, lui aussi… un rebelle… un insurgé…

Ces pensées traversèrent son esprit avec la rapidité de l’éclair. Puis un sourire de haine crispa ses lèvres et elle se dit :

— Si Louisette était chez Jackson à cette heure… et seule là ?…

Son sourire devint féroce.

— Que faire ? se demanda-t-elle en face de plusieurs plans de revanche que son esprit ébauchait à la hâte.

Une voix derrière elle la fit sursauter :

— Est-ce toi, Olive ?

La jeune fille reconnut son frère.

— Que penses-tu de cela, Félix ? interrogea-t-elle en indiquant le théâtre de l’incendie.

— Rien pour l’instant, répondit Félix d’une voix sourde. Je me demande seulement comment je pourrai me venger, te venger, et venger notre père sur ces scélérats ?

— Laisse-moi ce soin, Félix, dit Olive avec un grincement de dents. Vous n’aurez rien à regretter, toi et notre père je t’en donne ma parole. Toutefois, si tu veux de suite un commencement de vengeance, je suis en mesure, je pense, de te l’offrir.

— Tu veux parler de Louisette, je gage, fit le jeune homme avec un sourire mauvais.

— Oui, elle-même. Mais, au fait, tu ne sais pas ce qui s’est passé ?… Et alors elle expliqua l’aventure des trois cavaliers.

Comme Félix faisait entendre un gros juron.

— Écoute, reprit Olive. Tout à l’heure j’ai reconnu Jackson sur le toit d’une maison avoisinant la nôtre qui brûle. Eh bien ! sais-tu à quoi j’ai songé ?… À me rendre immédiatement chez l’Américain où, peut-être, Louisette se trouve en ce moment.

— Et après ?

— Après l’avoir faite prisonnière, je te la livrerai.

Félix se mit à rire.

— Olive, si tu fais ça, tu ne te repentiras pas de m’avoir fait pareil cadeau. Et puis, j’ai à Montréal des amis qui aimeraient pas mal goûter de la paysanne.

Et Félix se mit à rire plus fort de ce mot qui, pour lui, était un mot d’esprit.

— Si tes amis sont pressés, Félix, viens avec moi chez l’Américain.

— Impossible. Je suis également pressé, ma chère Olive, de me rendre à Montréal. Je pars immédiatement. Toutefois, tu es une fille forte et tu peux accomplir cette besogne sans mon concours. Nous avons tous deux de terribles représailles à accomplir. Commence donc par cette petite sotte de Louisette. Bientôt, ce sera mon tour qui viendra.

— C’est bon, répliqua Olive ; toi, tu te rends à Montréal, moi à la maison de Jackson… partons !

Le frère et la sœur se séparèrent pour prendre chacun de son côté.


XII

DÉCEPTION


Il passait dix heures du soir lorsque l’incendie fut à peu près maîtrisé. Tout danger avait disparu pour les constructions du voisinage.