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Page:Féron - L'aveugle de Saint-Eustache, 1924.djvu/52

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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

coutumerez bientôt à cette poussière de neige.

Or, Jackson, depuis un instant, examinait attentivement le sol blanc. Puis, à demi courbé et tout en décrivant un cercle il se dirigea vers la route qui passait à cent pas environ de la chaumière. Guillemain le suivait pas à pas.

De la route Jackson revint à la hutte. Là, il s’arrêta avec un soupir de satisfaction et dit à Guillemain :

— À présent, vous pouvez tout au moins distinguer nos propres traces, n’est-ce pas ? Et vous convenez qu’elles font un cercle presque régulier ?

— En effet. Mais cela ne nous dit pas…

— Au contraire, cela nous dit qu’un traîneau est venu de Saint-Eustache, qu’il a tourné devant cette cabane, qu’il s’est arrêté un moment — car je remarque ici les piétinements d’un cheval impatient — et que ce traîneau a repris la route par laquelle il est venu. Et j’en suis d’autant mieux sûr que, ce traîneau, nous l’avons croisé tout à l’heure.

— Ma foi, dit Guillemain émerveillé, il faut que vous ayez de vrais bons yeux, car pour ma part je n’y vois goutte.

— J’ai des yeux de hibou, sourit Jackson, et avec ces yeux-là je me fais fort de suivre au bout du monde le traîneau qui nous intéresse. Seulement, nous n’avons pas de temps à perdre, le traîneau a déjà une bonne avance sur nous.

Les deux hommes rentrèrent dans la hutte. Quelques minutes plus tard, emmenant l’aveugle en croupe avec eux, les trois amis se lançaient dans le brouillard de neige.


XVIII

CHEZ TOINON, LA CABARETIÈRE


— Holà ! Toinon de Toinette… cabaretière de mon cœur, par ici un peu ! Viens étancher notre soif de ton vin et nous remplir les yeux de ton image !

— Minute ! minute ! Frisé, mon amour !

Un éclat de rire partit de cinquante bouches. Des coups de sifflet retentirent. Des gobelets vides heurtèrent les tables. Des bravos montèrent de l’âcre fumée des pipes. Ce soir-là, une cinquantaine de patriotes emplissaient la grande salle de l’auberge. La nouvelle cabaretière, Toinon, — qu’on appelait depuis « mamezelle Toinon » gros comme le bras, — et qu’on allait, selon les « dit-on », appeler bientôt Mame Philibert, successeur attitré de feu maître Moulin, aubergiste et célibataire, es-qualités, de par les dernières volontés de ce dernier dûment exprimées en un testament déposé en l’étude de certain notaire — la nouvelle cabaretière donc vidait et revidait carafes et carafons dans un nombre… un régiment, presque, de gobelets alignés sur le comptoir. Il va sans dire que derrière chaque gobelet se posait un buveur. Il va sans dire aussi que toutes les tables étaient dignement occupées, et fort occupé aussi, était Philibert qui, vu la nombreuse assemblée, avait dû abandonner pour un moment ses fonctions de valet d’écurie pour accepter l’honorable position de valet de tables. Et ce Philibert, avec un tablier bien blanc collé au ventre, faisait ce soir-là son apprentissage de futur aubergiste, en courant, un cabaret aux mains, du comptoir aux buveurs attablés, et des buveurs attablés au comptoir.

Il était arrivé une fois que Philibert, ayant au préalable emprunté au défunt maître Moulin son sourire ironique avait, par hasard ou autrement, demandé à trois hôtes installés dans un angle obscur — trois hôtes ayant noms Auguste Dupont, Médard Lafleur dit Le Frisé et Pierre Mailhiot dit La Vrille — ce qu’on pourrait bien leur servir. Le sieur Auguste Dupont avait répondu sur un ton d’autorité qu’on ne voulait requérir que les seuls et uniques services de la distinguée cabaretière. Ce à quoi Philibert avait répondu avec une révérence imitée de feu maître Moulin, et ce à quoi Le Frisé avait répondu par une interpellation à Toinon.

Donc, Toinon, ayant trouvé un moment de loisir à son comptoir, s’était empressée d’accourir en personne auprès de nos trois amis.

— Jolie Toinon, commença Dupont, on veut être servie que par tes jolies mains !

— Tout à votre service, messieurs, répondit Toinon avec un petit rire.

— Mais avant tout, dit Le Frisé, tu vas nous conter comment la chose s’est faite que tu sois passée subito de ta cuisine à ce comptoir ?

— Mon cher, c’est pas la parabole de l’Évangile, répondit Toinon avec un petit air suffisant. J’ai passé, ajoute-t-elle, comme a trépassé subito maître Moulin.

— Mais encore, tu ne lui as pas volé son auberge, j’imagine ?

— Moi !… Pour qui me prends-tu ? répliqua Toinon avec un accent demi blessé.

— Pour la plus jolie cabaretière du pays que j’te prends, donc. Non, t’as pas volé l’auberge, je sais ben ; mais ça nous explique pas…