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Page:Féron - L'aveugle de Saint-Eustache, 1924.djvu/61

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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

sensiblement diminué. C’était une sorte d’accalmie dont profita La Vrille. Des mains et des genoux il grimpa à la tête de la cheminée. Cette manœuvre dangereuse ne lui permit pas de voir sur la pente opposée de la toiture une lucarne, par laquelle il eût été plus aisé pour lui de pénétrer dans l’intérieur de la maison. Mais La Vrille avait besoin de toute son attention pour ne pas rater un mouvement et ne pas perdre l’équilibre. Il se trouva bientôt assis à califourchon sur la tête de la cheminée.

Pendant ce temps, en voyant le manège de ces deux hardis compagnons, Thomas passait de l’étonnement à la stupéfaction. Très curieux, il avait suivi tous leurs mouvements, de l’écurie à la maison, de la maison à la toiture. Mais quand il vit l’un des deux hommes entourer de ses deux bras la cheminée, se hausser, grimper, atteindre la crénelure, puis se dresser, glisser et disparaître dans le trou de la cheminée, oui, quand Thomas eut cette vision qui lui parut comme un rêve extraordinaire, il fit un bond furieux, prononça un blasphème et s’élança vers la maison. Il avait compris qu’il ne serait plus le premier… qu’il était devancé…

 

Deux heures avaient passé depuis le départ d’Olive.

Resté seul avec Louisette endormie et toujours enveloppée dans le manteau, le vieux Bourgeois avait promené autour de lui un regard craintif, puis il avait été secoué d’un frisson de peur. Les rugissements de la tempête, le gémissement des volets que le vent secouait, les craquements du toit, la demi-obscurité qui l’entourait, la danse affolée et lugubre des flammes du foyer lorsque la rafale s’engouffrait dans la cheminée, et, enfin, l’aspect informe des choses qui, aux yeux du vieillard peureux, prenaient des ressemblances de bêtes quelconques ou de spectres, tout cela tourmentait l’esprit du sieur Bourgeois à un tel point qu’il oubliait de verrouiller la porte et d’attiser le feu de l’âtre. Il demeurait debout, sans un mouvement, demi courbé, l’œil blafard, l’oreille tendue à tous ces bruits incertains de la tempête qui ne cessait de mugir au dehors.

Longtemps il demeura ainsi n’osant bouger, comme s’il avait redouté, en faisant le moindre mouvement, de voir quelque monstre surgir et bondir jusqu’à lui. Mais la fatigue le poussa enfin vers un escabeau à peine visible dans l’ombre. Il voulut rapprocher ce siège du foyer ; mais en posant les mains dessus il toucha quelque chose de velu. D’instinct il bondit en arrière et jeta un cri de terreur. Et, tout tremblant, les yeux désorbités, il chercha à reconnaître cette chose velue qu’il avait touchée. Pourtant, rien ne bougeait… Cela ne pouvait être une bête quelconque !… Il se hasarda à revenir vers l’escabeau, mais à pas craintifs, mal assurés… et alors seulement, sous la clarté subite d’un jet de flammes soulevé par le vent, il reconnut la fourrure de sa pelisse.

— Suis-je bête ! murmura-t-il.

Il enleva la pelisse, l’accrocha à une cheville enfoncée dans le mur et vint s’asseoir devant le feu.

Mais il ne se sentait pas à l’aise, le vieux. À chaque instant il sursautait, levait la tête, jetait autour de lui un regard apeuré, puis ramenait ses yeux sur l’âtre. Puis, il demeura immobile, l’esprit hanté de toutes les peurs imaginaires. Enfin, il finit par tomber dans une sorte de demi-sommeil, inconscient des choses, des bruits divers produits par l’ouragan, inconscient même de ses propres frayeurs. Peu à peu le feu de la cheminée s’éteignit.

Soudain, un bruit nouveau… un bruit tout à fait étranger frappa les oreilles du sieur Bourgeois. Il se réveilla en sursaut, et son œil épouvanté se fixa sur une apparition effrayante. Dans la cheminée et piétinant, les cendres refroidies, gesticulant, ricanant, lançant des regards de feu, une sorte de spectre tout noir de suie venait d’apparaître ! Comment, homme ou spectre, cette chose était-elle arrivée là ! Naturellement, le sieur Bourgeois ne prit pas le temps de démêler ce mystère. Il se dressa d’un bond, renversa l’escabeau, recula d’un pas, trébucha contre quelque chose, tomba, se releva et bondit en arrière avec un cri de terreur folle.

Ce fut tout… le spectre noir avait bondi à son tour, s’était rué sur le vieux Bourgeois. Lui, sentit comme des griffes pénétrer dans la chair de son cou, un poids lourd peser sur lui, une haleine rude et chaude passer sur son front… Puis, il se sentit soulever de terre, monter, emporter comme en un rêve monstrueux, puis, tout à coup, il tomba… tomba… toujours comme en rêve avec le monstre qui l’étranglait.

Et alors, La Vrille — qu’on ne pouvait reconnaître sous la couche de suie qui l’enveloppait — tenant toujours le vieux à la gorge et appuyant un genou sur sa poitrine, demanda :

— Où est la fille au père Marin, vieux ?