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Page:Féron - L'aveugle de Saint-Eustache, 1924.djvu/69

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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

d’en bas se font entendre plus distinctement. Thomas a peur. Il abandonne sa proie et dit sur un ton de fureur concentrée :

— C’est bon… tu ne perds rien pour attendre. Une fois que ces gens seront partis, alors, ma fille, tu paieras capital et intérêts.

Louisette demeura pantelante.

Le coquin, alors, se coucha sur le plancher et colla son oreille près d’une fissure dans l’espoir d’entendre ce qui se disait en bas.

Tout à coup il perçut des pas lourds qui montaient l’escalier ; c’étaient, comme nous le savons, Jackson et Guillemain qui allaient visiter l’étage supérieur à la suggestion d’Olive. Par crainte que la clarté ne filtre à travers une fissure du plancher, Thomas souffla vivement sa bougie. Le cœur battant, il attendit. Bientôt les pas entendus s’éloignaient. Bientôt encore un bruit de voix arriva jusqu’à son oreille attentive. Malheureusement il ne put rien comprendre. Alors, dans la noirceur qui l’entourait, Thomas s’assit sur le milieu de la trappe, mit les coudes sur les genoux et se mit à penser.

 

Thomas demeura ainsi jusqu’au moment où les premières clartés d’un jour pâle vinrent blanchir les vitres de la lucarne.

Il se leva un peu engourdi, et alla regarder au dehors. La tempête s’était apaisée. Le ciel demeurait chargé de lourds nuages gris. Une couche de neige très blanche couvrait toute la campagne.

En bas des voix parlaient encore.

— Diable ! murmura Thomas, je commence à sentir la faim au ventre. Est-ce que ces démons, en bas, vont me prendre par la famine ?

Car, maintenant, Thomas s’imaginait que sa retraite avait été découverte, et qu’on attendait le jour pour le capturer. Cette pensée le fit frissonner. Il se mit à réfléchir sur sa position.

Louisette, qui, avec ce rayon de jour pénétrant dans le grenier, pouvait un peu voir ce qui l’environnait, observait Thomas à la dérobée. Elle était parvenue à retirer le bâillon sans que Thomas s’en aperçut, tellement il était distrait.

Après un long silence le gredin dit à la jeune fille :

— Ma petite amie, il va falloir aller prendre un peu d’air. Ah ! c’est vrai, j’y pense… Tu ne sais pas qu’ici on n’est pas chez soi ? Et quand on n’est pas chez soi, on se trouve pas à son aise, pas vrai ? Aussi, faut-il le plus tôt possible regagner le toit conjugal ! Mais voilà : il paraît qu’il nous est interdit de passer par la porte, et alors, puisqu’on veut s’en aller, on va tout bonnement s’éclipser par la fenêtre. N’est-ce pas, ma petite ?…

Et le satyre ricanait toujours.

Il poursuivit, voyant la mine sombre de la jeune fille :

— Eh bien ! fais donc risette à papa ! On n’est donc pas d’humeur par ce beau matin d’hiver ? Bah ! je trouverai bien le moyen de te faire faire risette un peu plus tard.

Et son ricanement diabolique se prolongeait.

Il se prit ensuite à dérouler la corde de ses reins.

— Tu vois, reprit-il, montrant la corde à Louisette, jolie corde ? Sais-tu ce que je vais en faire ? Non ?… Écoute : tu vois bien cette lucarne, n’est-ce pas ? eh bien, je vais attacher une extrémité de la corde à cette solive placée juste au-dessus de la lucarne ; cela fait, je te passerai l’autre bout sous les épaules et je te laisserai glisser jusqu’en bas, puis je glisserai à mon tour. Comme tu vois, rien de plus simple !

Louisette avait détourné la tête avec dégoût.

Thomas venait de pousser les volets de la lucarne. Un moment, il parut examiner le jour gris. Puis il se pencha au dehors et regarda. La lucarne se trouvant pratiquée vers le milieu de ce côté de la toiture, Thomas ne pouvait voir l’endroit du sol où il mettrait le pied.

— Il faut absolument, se dit-il, que je m’assure où on va arriver avec cette corde. Et cette corde, encore, sera-t-elle assez longue ? Qu’importe ! Il faut tenter l’entreprise ! Et s’il faut crever, crever là ou ici… Au moins, en bas, il y aura toujours moyen de défendre sa peau ; tandis qu’en ce grenier, avec la faim au ventre et la soif au gosier, ce n’est guère attrayant ! Allons !…

Décidé à tout risquer, il attacha la corde à la solive qu’il avait désignée à Louisette l’instant d’avant. Avec l’autre bout il fit un nœud coulant qu’il passa autour de ses reins. Puis il monta sur l’appui de la lucarne, se baissa et, tenant solidement la corde entre ses doigts, il se laissa glisser doucement sur la pente de la toiture. Il s’arrêta sur le bord et examina le sol en bas. Il remarqua qu’il se trouvait du côté des étables. Il avait donc toute chance de s’évader sans être aperçu. Il éprouva une joie diabolique.

— Allons ! se dit-il, c’est vraiment un jeu d’enfant.