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Page:Féron - L'aveugle de Saint-Eustache, 1924.djvu/7

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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

Georges en riant d’un gros rire, que t’en as laissé au fond de la marmite !

— Beau dommage que je mangerais tout, sans rien laisser à mes bons oncles !

Chacun se met à rire. Puis le souper des deux gars s’achève dans le silence où il avait commencé.

Aussitôt les pipes sont allumées. Louisette se met à laver, frotter, ranger. Au moment où elle vient de terminer, à son tour, sa besogne du soir, on entend au dehors le roulement d’une voiture légère. Cette voiture approche, puis s’arrête devant la maison. Quelques minutes plus tard on frappe à la porte.

— Tiens ! souffle Georges en regardant en dessous Louisette qui est assise près du vieillard, je gage que c’est Albert !

À ce nom, Louisette rougit.

— On va bien voir, dit Octave en se levant et se dirigeant vers la porte qu’il ouvre.

Sur le seuil de cette porte, au même instant, un jeune homme s’arrête prononçant d’une voix chaude :

— Salut la compagnie !

— Tiens, tiens, Albert !… Donne-toi donc la peine d’entrer, fait Octave en s’effaçant.

Eh bien, mon garçon, qu’est-ce que t’apportes de neuf ?

— Oh ! pas grand’chose, père Marin, à part, peut-être, un peu de nouveau que vous avez dû apprendre comme moi.

Âgé de vingt ans seulement, Albert Guillemain venait d’abandonner ses études classiques pour prendre charge de la terre de son vieux père devenu impotent par l’âge et la maladie. Le brave vieux eût bien voulu lancer son fils dans les professions libérales dans lesquelles il eût pu se tailler un bel avenir, mais le jeune homme avait trop de penchants et de goûts pour la culture du sol ; et l’impotence de son vieux père et ses inclinations naturelles l’avaient tout à coup décidé pour la terre. Dans les premiers temps, Albert Guillemain et Georges Marin, dont les champs étaient voisins, s’étaient liés d’une solide amitié ; puis, peu à peu, Albert était devenu un ami commun de la famille Marin. De l’amitié à l’amour il n’y avait eu qu’un pas : Albert aimait la belle Louisette. Les deux familles avaient vu cette liaison d’un œil favorable, sans ajouter que le curé avait dit son mot lui aussi, mot qui eut, à l’occasion, assoupli les volontés récalcitrantes aux amours de Louisette et d’Albert Guillemain.

Depuis plus de six mois il était reconnu dans tout Saint-Eustache que le jeune Albert Guillemain courtisait, en vue d’un mariage prochain, la jolie Louisette au père Marin.

Là-dessus la rumeur disait bien : « Pauvre vieux… pauvre aveugle… qui est-ce qui va prendre soin de lui, quand il n’aura plus sa Louisette ? » …

Mais la même rumeur ajoutait : — « Ben, il lui restera toujours Octave, qui a remplacé son père à la forge. Il fait, sans mystère, de l’œil à la grosse fille du père Jobin. Tout peut donc s’arranger encore pour le mieux ! »…

Albert Guillemain apportait ce soir-là du nouveau. Et lorsque le père Marin eut demandé :

— Quel nouveau veux-tu qu’on sache, mon garçon ?

Le jeune homme répondit :

— Vous ne savez donc rien décidément de la terrible nouvelle qui circule par le pays depuis deux heures ?

— Oh !… s’écria Louisette en pâlissant.

— Qu’est-ce qui se passe donc ? interrogea Octave.

— Le peuple se soulève ! répondit Albert.

— Hein ! fit l’aveugle qui darda sur le jeune homme ses grands yeux éteints.

— Cré diable ! exclama Georges.

— Ça se peut pas ! fit Octave avec doute.

— Mon Dieu ! murmura Louisette tremblante.

Un moment chacun se regarda avec inquiétude.

Albert Guillemain reprit :

— Je souhaite bien que la rumeur soit fausse ; mais les nouvelles me viennent de personnes trop bien renseignées pour douter de leur véracité.

— De qui donc tiens-tu la nouvelle mon garçon ? demanda l’aveugle.

— De monsieur le curé et du docteur Chénier.

— Ah ! fit seulement le vieillard en baissant la tête et en reportant ses pauvres yeux morts sur les flammes du foyer.

Octave, qui venait de rallumer sa pipe, déclara :

— Après tout, ça n’est pas bien étonnant ; il y a longtemps que ça se brasse.

— Oui, confirma Albert, depuis longtemps la torche flambait tout près de la poudrière ; il n’a fallu qu’une légère poussée pour la jeter sur les poudres.

— Et ça va chauffer, penses-tu ? demanda Georges à Albert Guillemain.

— Ah ! mon ami, soupira Albert, je crains bien que ça ne chauffe déjà trop fort. Car le docteur a commencé l’enrôlement de volontaires. Moi-même, le premier, je lui ai engagé ma parole.

— Toi, Albert, tu as fait ça ? s’écria Louisette avec un doux reproche.