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Page:Féron - L'aveugle de Saint-Eustache, 1924.djvu/77

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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

Le village de Saint-Eustache présentait à ce moment un aspect funèbre.

De toutes parts l’incendie se propageait, ou plutôt on allumait de nouveaux brasiers. Des colonnes de fumée noire montaient sous le ciel gris, tournoyaient. Des coups de fusil éclataient… on ne se battait pas : mais les soldats rouges s’amusaient simplement à fusiller des enfants égarés, à fusiller des vieillards chancelants, à fusiller des femmes éperdues ! Des cris, des jurons, des sanglots, des éclats de rire se mêlaient, se confondaient, toutes sortes de clameurs se croisaient dans l’espace.

Et, là sur cette route qui longeait la rivière Ottawa, nos fugitifs, indécis sur la direction à prendre, demeuraient frémissants de rage impuissante.

Au débouché d’une ruelle communiquant avec la rue principale, apparurent quelques patriotes encore armés de leurs fusils et courant de toute la vitesse de leurs jambes. Une dizaine de soldats les poursuivaient. Les fuyards tournèrent dans la direction de nos amis. Les soldats s’arrêtèrent, épaulèrent leurs armes et firent feu. Trois Patriotes tombèrent sur la neige. Les autres continuèrent à courir vers les taillis bordant la rivière, dégringolèrent la berge et disparurent.

La Vrille venait de pousser un cri de colère et de vengeance.

Avec Le Frisé et Dupont il s’élança vers ceux qui venaient de tomber, releva les fusils, et, la minute suivante, les trois camarades se jetaient tête baissée sur les soldats stupéfaits de cette audace, car les fusils n’étaient pas chargés. Mais leur stupéfaction se changea vite en peur quand ils virent nos trois Canadiens faire tournoyer leurs armes comme des massues. Les habits rouges tournèrent les talons et regagnèrent en course la rue principale où se tenait le gros de l’infanterie anglaise.

Nos trois camarades poussèrent un éclat de rire, et revinrent à Guillemain et Louisette qui gardaient les chevaux.

Mais les trois braves ne devaient pas rire longtemps.

Dupont venait de dire :

— On ne peut rester ici, on est trop au blanc !

— Sacré mille tonnerres ! jura tout à coup Le Frisé, voyez ce qui nous arrive !

Une forte émotion secoua les fugitifs : ils voyaient venir au galop une troupe de cavaliers du gouvernement, tandis qu’une autre troupe d’infanterie approchait par le côté opposé.

— On est cerné ! dit Dupont.

— Alors, tant pis ! rugit La Vrille, on va tout de même en assommer quelques-uns…


XXV

DRAMES DE GUERRE…
DRAMES D’AMOUR !…


— Il faut fuir ! proposa Guillemain… fuir avec Louisette !

— Fuir par où ? interrogea le Frisé. On n’a plus que l’air d’en haut de libre et on n’a pas de ballon pour monter.

— Je pense qu’on est bien pris, cette fois, observa La Vrille. Il n’y a qu’un miracle du bon Dieu qui pourrait nous sortir de c’t’enfer.

Des soldats tirèrent quelques balles sur le groupe des cinq Patriotes sans leur causer de mal. Seul La Vrille sentit la chair de son bras gauche éraflée.

— On n’est pas en sûreté en plein milieu du chemin, dit-il. Si, au moins, on se mettait à l’abri entre ces deux maisons.

Le conseil fut suivi sans retard. Guillemain, suivie de Louisette, entraîna les chevaux dans l’espace qui séparait deux maisons du voisinage abandonnées de leurs propriétaires. Dupont, La Vrille et Le Frisé, toujours avec leurs fusils sans balles, se postèrent de front, face au chemin, prêts à recevoir les premiers coups.

— À c’t’heure, dit La Vrille, il faut se défendre comme on pourra.

La troupe de cavaliers, formée d’une douzaine d’hommes, venait de s’arrêter sur le chemin devant nos amis, à la tête de ce groupe était Félix Bourgeois.

— Rendez-vous ! ordonna-t-il d’un accent brutal.

— Il me semble qu’on est pas mal rendu comme on est là, mon p’tit marchand de rien, gouailla Le Frisé. Cependant on n’est pas encore rendu à bout. Et il se mit à rire.

Félix Bourgeois tira un pistolet passé dans la ceinture qui soutenait son sabre.

— Prends garde, ricana Le Frisé, de te faire bobo avec ça !

— Drôle ! hurla Félix que la fureur enivrait, tu vas aller rire dans l’autre monde ! Et il déchargea son pistolet sur Le Frisé qui, atteint à l’œil droit, tomba comme une masse.

La Vrille et Dupont poussèrent un rugissement et voulurent se jeter sur l’assassin.

Albert Guillemain les contint.

— Arrêtez, dit-il, nous ne sommes pas de force. Essayons de parlementer et de gagner du temps.

Les soldats de l’infanterie arrivaient pour